Rencontre avec Thomas Hauert
Danseur et chorégraphe suisse d’envergure internationale, Thomas Hauert vit à Bruxelles depuis 1991 et y a fondé, en 1997, sa compagnie ZOO. Figure de proue d’une méthode de travail basée sur l’improvisation et pédagogue confirmé, il est à présent artiste associé au Théâtre Les Tanneurs. Retour sur son impressionnant parcours.
Extraits d’une interview réalisée en 2018 par le metteur en scène et dramaturge François Gremaud, à l’occasion du prix suisse de danse pour inaudible.
On retrouve l’idée de pluralité dans ton travail, où chaque corps affirme sa propre singularité, et où chaque interprète semble avoir sa propre liberté d’interprétation…
La liberté créative des danseurs est une chose en laquelle je crois profondément et que je revendique. C’est même une conviction politique qui me vient sans doute de mon enfance. J’ai grandi dans les années 70 à Schnottwil, un petit village du Canton de Soleure, et à cette époque, certains citadins « bohèmes » de la ville venaient s’installer en campagne. Deux de ces familles se sont installées à côté de chez nous. L’une de nos voisines, institutrice, chantait et peignait. L’autre, sculptrice, initiait les enfants du village à la poterie et réalisait avec nous, pendant nos vacances, des films en super 8. Cette joie de créer et la sensation que l’art est une chose accessible à tous – et non pas seulement à une élite – m’ont profondément marqué. Plus tard, dans les années 80, quand j’ai fait l’école normale pour devenir instituteur, j’ai découvert les principes non autoritaires hérités de l’école Steiner ainsi que les « new games », ces jeux alternatifs et collaboratifs. C’est dans cet esprit un peu anarchique de « faire ensemble » que je me suis construit.
je fonctionne sur des principes plutôt que sur des formes, Ce qui peut s’apparenter à un jeu
Est-ce que cela peut expliquer la dimension ludique de ton travail chorégraphique ?
Oui, tout à fait, et ma méthode d’enseignement est aussi basée là-dessus. Je donne des paramètres aux danseur·euse·s pour permettre le plaisir d’inventer, je fonctionne sur des principes plutôt que sur des formes. Ce qui peut s’apparenter à un jeu. En tout cas, l’idée est de créer, librement, plutôt que de re-créer des formes déjà existantes.
Comment développez-vous le vocabulaire, la partition de mouvements possibles que vous avez à disposition pour structurer vos improvisations?
La particularité de notre compagnie est que nous avons déjà beaucoup cherché ensemble. Ce que nous avons découvert au fil des ans – et ce que j’enseigne aussi – ce sont des outils pour nous débarrasser de nos habitudes. Si on ne le force pas à chercher ailleurs, le corps suit intuitivement les schémas qu’il connaît. Nous avons cherché à casser ça dès notre première création, Cows in space. Sarah, Samantha, Mark et moi venions de quitter ROSAS, et nos corps étaient pleins des habitudes que nous y avions développées. Pour ne pas les reproduire, nous avons inventé des méthodes permettant d’ouvrir le corps à toutes ses possibilités. Toutes nos articulations ayant une certaine latitude de mouvement, il s’agit de les identifier pour ensuite pouvoir composer à l’infini. Nous avons ainsi beaucoup travaillé à inventer des mouvements, puis, de projet en projet, nous avons inventé des structures, puis des systèmes de composition de groupe, etc. Notre histoire commune a créé notre vocabulaire et continue à l’inventer.
Ne devrait-on pas alors, pour parler du travail des danseur·euse·s qui t’accompagnent, davantage parler de « créateur·trice·s » plutôt que d’interprètes ?
Oui, ce sont absolument des créateur·trice·s, et j’essaie de faire passer cette idée depuis le début de notre travail mais il n’y a pas beaucoup de volonté de la part des programmateur·trice·s ou des journalistes pour faire entendre ça. On préfère souvent tout réduire à un nom.
Comment la danse est-elle arrivée dans ta vie ?
Quand j’avais 5 ans, mes parents nous ont ame-nés, ma sœur et moi, voir « Holiday on Ice » à Berne. Ça m’a totalement impressionné. À partir de ce jour-là, j’ai commencé à danser tout seul dans le salon. Comme je ne voulais pas qu’on me voie, je fermais toutes les portes et j’improvisais. J’ai continué comme ça jusqu’à l’adolescence.
Est-ce que ton goût pour la danse improvisée peut venir de là ?
Ah je pense que oui. C’est sûr. Et ça influence aussi mon enseignement. Quand j’ai commencé les études de danse, j’ai d’abord eu un choc. L’étude des danses plus formelles et traditionnelles me déstabilisait, j’avais soudain l’impression que je savais plus rien faire. J’ai finalement dû m’y mettre mais pour moi, aujourd’hui encore, ce n’est pas ça, la danse. C’est pour ça que je laisse improviser les mouvements sur scène. La complexité et la richesse qui apparaît lorsque toutes les articulations peuvent changer à tout moment est impossible à fixer. Et lorsqu’on essaie de fixer, c’est non seulement ennuyeux, mais on opère des choix et on perd de la complexité. Je préfère la laisser apparaître et être. Je n’ai rien contre le principe de fixer les choses, mais il y a quelque chose de la subtilité et de la qualité de la danse qui se perd.
Dans le corps c’est pareil, il y a le mouvement quotidien et un autre ordre qui n’est pas fonctionnel mais qui produit une esthétique extra-quotidienne.
Qu’est-ce que c’est qu’une danse de qualité pour toi ?
Ça a plus à voir avec des sensations qu’avec des mots, mais je dirais qu’il faut ressentir dans le corps une sensibilité et une musicalité constantes, c’est-à-dire un « ordre », harmonique ou dissonant. Dans la musique il y a un continuum de bruits, avec un « ordre » et des relations entre les choses, un artifice qui fait que c’est de la musique plutôt que du bruit. Dans le corps c’est pareil, il y a le mouvement quotidien et un autre ordre qui n’est pas fonctionnel mais qui produit une esthétique extraquotidienne. La danse, c’est la conscience, ou l’intuition de ça, de la richesse possible des variations des formes, des textures, des rythmes, du rapport à l’espace, etc. Je la trouve de qualité lorsque l’équilibre entre ce que ressent et ce qu’exprime le corps qui bouge est bon.
Tu as beaucoup enseigné et tu diriges depuis 2014 la filière bachelor de danse contemporaine à La Manufacture à Lausanne. Qu’est-ce qui te semble important de transmettre aux futur·e·s artistes ?
Avant tout le plaisir de la découverte et de la créativité. Il y a des techniques et des méthodes qu’on peut apprendre, mais ce qui est important, c’est la créativité. Ce que j’ai envie de transmettre, c’est la confiance en cette créativité idiosyncrate. Et aussi une forme de sensualité sensible. J’aimerais que les futur·e·s danseur·euse·s puissent découvrir le plaisir de travailler avec leur corps et qu’il·elle·s puissent s’emparer de leur liberté pour créer leur propre terrain d’activité, leurs propres formats, sans devoir se plier aux canons de la danse contemporaine. J’espère qu’ensuite ils vont trouver de nouveaux publics, de nouveaux circuits pour communiquer le plaisir de la danse.