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Portrait d'Eline Schumacher, ma tête posée sur la main.Portrait d'Eline Schumacher, ma tête posée sur la main.

« LE RIRE, C’EST LA VIE ! »

RENCONTRE AVEC LA PÉTILLANTE ELINE SCHUMACHER

Si vous avez déjà vu Eline Schumacher sur scène, vous avez forcément dû être transporté·e par son rire si éclatant et communicatif. Depuis une dizaine d’années, la comédienne et metteuse en scène a investi les scènes théâtrales belges. Aux côtés de metteur·ses en scène reconnu·es ou dans ses propres spectacles, dans des comédies ou des registres plus dramatiques, elle entreprend ses projets avec passion, talent et bonne humeur. Artiste associée au Théâtre Les Tanneurs depuis 2019, elle crée en 23-24 une comédie d’amour, "L’amour c’est pour du beurre". L’humour et la comédie sont pour elle essences de vie qui permettent d’aborder de grands sujets intimes.

Eline voit le jour en 1991 à Gerpinnes, dans la région de Charleroi. Son père, un Hollandais qui a choisi de rester en Belgique, est dessinateur pour une grande chaine de magasins. Sa mère est logopède. Eline est scolarisée à Marcinelle. Après quelques années de clarinette et de dessin à l’Académie de Couillet, elle commence vers quatorze ans les cours de théâtre. « Mon professeur de dessin m’a gentiment suggéré de suivre des cours de théâtre plutôt que d’amuser la galerie. C’est vrai que je préférais faire des blagues plutôt que de dessiner. » Ce qui est au départ un passe-temps devient rapidement une passion. Sa professeure de déclamation lui dit qu’elle peut même en faire son métier. Eline saute de joie. Plutôt bonne élève, la jeune fille veut tout donner en secondaire pour pouvoir ensuite ne plus jamais étudier et devenir comédienne. « Mais en fait, je ne me rendais pas compte que c’était un vrai métier et qu’il fallait vraiment travailler. » À dix-huit ans, elle entre à l’INSAS et elle se lance corps et âme dans ces quatre années d’études, aussi réjouissantes que déstabilisantes.

Une grosse claque

En entrant à l’INSAS, tous les schémas qu’Eline pense avoir intégrés durant sa scolarité et ses années d’académie sont remis en question. « Il m’a fallu d’abord apprendre que je n’avais rien compris. » Elle se souvient avec émotion de certains professeur·es qui ont bousculé ses croyances. Il y a Jean-Marie Piemme qui leur parle d’auteur·rices dramatiques, « dont je n’avais jamais entendu parler » ou encore Anne-Marie Loop, Dominique Grosjean, Isabelle Pousseur… Des monstres sacrés du théâtre belge. Parmi elles et eux, il y a Michel Dezoteux qui leur apprend, à l’aide de Shakespeare et du Songe d’une nuit d’été, à « jouer concret ». « Il nous demandait de dire “Ça commence” une fois que l’on commençait à jouer. C’était le signe que le spectacle prenait place. » Elle fait sienne cette méthodologie qui lui semble complètement barrée au départ. « Qu’est-ce que ça veut dire jouer concret ? On pouvait passer trois semaines sur la même phrase pour arriver à la rendre concrète. Mais tout cela me semblait totalement abstrait. Le pire, c’est que parfois j’y arrivais, mais je ne parvenais pas à le reproduire car je ne savais pas comment c’était venu. » Eline réapprend quelque chose qu’elle savait faire instinctivement. Elle se confronte à la réalité du métier et aux différents outils qui le composent.

À l’école, on lui enseigne également que chaque artifice a un sens. Eline aime mettre des paillettes sur ses yeux. On lui fait comprendre que cet artifice doit être un choix, assumé, pas juste une fantaisie. Eline met alors des paillettes partout dans sa vie. Cet artifice brillant inspirera d’ailleurs le nom du groupe de DJettes qu’elle formera plus tard avec son amie Agathe Cornez : Les Filles à paillettes.

Ces années à l’INSAS marquent un tournant dans la vie de la jeune fille qui, après avoir grandi dans une petite ville de province, découvre Bruxelles et apprend à vivre seule. À la sortie de l’école, elle repense à ce conseil d’Isabelle Pousseur : « Tu es une actrice. Tu vas donc devoir te nourrir seule. Ne dépends pas du désir des autres. N’oublie pas de lire, d’aller voir des choses, de marcher dans la rue. Ne reste jamais inactive. » Du jour au lendemain, les étudiant·es fraichement diplômé·es ne font plus rien alors que leurs journées étaient si chargées à l’école. Mais le calme ne s’installe pas longtemps dans la vie d’Eline.

Une actrice est née

Après six mois un peu difficiles et quelques auditions manquées, Eline joue en janvier 2015 dans Katzelmacher (Le Bouc) de Ledicia Garcia, au Théâtre Océan Nord. La profession est sous le charme de la jeune actrice. Elle reçoit le Prix de la Critique de l’Espoir féminin. Sa présence, sa voix et ses gestes en imposent. La palette d’émotions qu’elle peut jouer est riche.

La même année, Eline est choisie dans deux projets : Apocalypse bébé mis en scène par Selma Alaoui et Taking care of baby de Jasmina Douieb, respectivement créés en 2016 et 2017. Quelque chose se met à vibrer en elle. Le travail est là. Elle ne le lâchera plus. Eline joue aux côtés de multiples metteur·ses en scène, aux esthétiques et directions très différentes. Selma Alaoui lui propose de poursuivre l’aventure quelques années plus tard avec Science-fictions. Eline fait également la connaissance de Vincent Hennebicq qui l’embarque dans l’aventure de Propaganda!.

En 2016, le théâtre jeune public s’offre à elle avec La princesse au petit pois de la Compagnie Dérivation. Le spectacle qui tourne pendant quatre ans, dans tous les centres culturels belges francophones, lui permet d’obtenir le Graal, c’est-à-dire le fameux statut d’artiste. En 2022, elle joue également dans Foxes de la Compagnie Renards. Eline affectionne particulièrement le théâtre jeune public. « C’est formidable de jouer devant des enfants, même s’ils te remettent bien à ta place. C’est un travail très différent et aussi très fatigant. »

Photo du spectacle Foxes, dans les sons rouges, où l'on voit Eline Schumacher à l'avant-scène qui crie
© Marc Ginot

Récits autofictionnels

Eline suit à la lettre le conseil d’Isabelle Pousseur : pour ne pas rester inactive, quoi de mieux que de se donner son propre travail ? En 2015, après plusieurs résidences, son premier spectacle, Manger des épinards c’est bien, conduire une voiture c’est mieux, voit le jour. Ce projet, créé en partie sur les bancs de l’école lors d’une carte blanche proposée par Anne Thuot, est présenté en forme courte au Festival XS au Théâtre National, puis en forme longue à la Maison de la culture de Tournai et au Théâtre La montagne magique. Le spectacle, dans lequel elle utilise des objets, traite de la perte de l’innocence à la sortie de l’adolescence. En 2018, suit La ville des zizis, un spectacle sur l’amitié et sa relation au père. Son père n’ayant pas d’amis, elle engage six comédiens pour être présents lors de son enterrement fictif. En 2019, la forme courte Les vieux, c’est horrible voit le jour au Théâtre Les Tanneurs. Eline y parle de son rapport avec sa grand-mère maternelle qui était désagréable et qui a fait disparaitre tous ses carnets intimes avant de mourir. Enfin, en 2021, elle co-écrit avec Vincent Hennebicq et joue dans La bombe humaine, un spectacle sur l’effondrement de l’humanité en dialogue avec un effondrement amoureux qu’elle a vécu.

Ses quatre premiers spectacles ont tous un caractère éminemment autobiographique. Elle écrit à partir de ce qu’elle vit, de ce qu’elle connait, des gens qui l’entourent : un ami d’enfance, son père, sa grand-mère, son amoureux. Ses histoires lui permettent de parler librement et de faire des blagues. « On ne peut rien me reprocher. Je dois juste m’arranger avec ma famille par après. » Elle préfère choisir des histoires personnelles plutôt que de prendre le texte d’un·e autre, par peur notamment de ne pas bien le comprendre, d’utiliser des mots plus grands qu’elle.

Aujourd’hui, avec L’amour c’est pour du beurre, elle utilise en partie le texte d’un autre – La Nuit des rois de William Shakespeare – mais ne le restitue pas stricto sensu et choisit des traductions très ampoulées. Ce n’est pas un hasard si elle se tourne vers Shakespeare, le premier auteur qu’elle a rencontré lors de ses études, celui qui lui a ouvert le champ du « jeu » dans son parcours personnel. Shakespeare transmet quelque chose bien au-delà des mots. Eline utilise le caractère jouant de La Nuit des rois et reprend en partie le texte pour le faire dialoguer avec son intime, ce qui la touche, l’émeut. L’autofiction n’a pas encore dit son dernier mot.

Eline Schumacher n’est pas une metteuse en scène qui impose sa vision. Son désir n’est d’ailleurs pas d’être « metteuse en scène » à tout prix. Ce qu’elle veut, c’est voir les acteurs et les actrices jouer. « N’est-ce pas fascinant de les voir jouer ? Qu’y a-t-il de plus magique que de les voir y croire, tout comme le public, comme si tout cela était vrai ? » Avec elle, le dialogue est constant. La douceur, la bienveillance et la confiance sont reines. Sur le plateau, les spectacles se construisent en collaboration, avec les énergies de toutes et tous.

Photo du spectacle "George de Molière" où on voit Eline Schumacher rire.
© Anoek Luyten

Des rencontres à tout-va

Eline Schumacher crée des projets au gré des rencontres qu’elle fait. À l’école évidemment, mais aussi dans des soirées, au détour d’une rue, dans des parcs ou à la piscine. Il y a d’abord les copains et copines de l’INSAS avec qui elle garde des liens d’amitié, comme les membres de la FACT (Jean-Baptiste Delcourt, Clément Goethals, François Gillerot et Aurélien Labruyère) qui l’aident à réaliser son premier projet. Elle rencontre Sarah Lefèvre lors d’une audition pour Vania! de Christophe Sermet – « Mais c’est elle qui décroche le rôle et pas moi, je la déteste ! » (rires). Ça matche tout de suite entre les deux filles et après avoir été triste comme la mort de ne pas avoir été prise, Eline se rend rapidement compte que Sarah est parfaite pour le rôle. C’est tout naturellement qu’elle l’engage par la suite pour jouer dans Les vieux, c’est horrible.

Il y a aussi les « Filles du Hainaut », groupe qu’Eline forme avec Isabelle Bats, Agathe Cornez et Yannick Duret, des artistes originaires de la même région qu’elle. Ensemble, elles créent un spectacle en forme de brèves de comptoir où, incarnant de pétillantes chroniqueuses radio, elles s’amusent à décortiquer des faits divers. Elles ont joué le spectacle dans le foyer du Théâtre Les Tanneurs, mais aussi dans des bars et même dans un camping.

« Ce sont surtout les piscines, les bars et les parcs qui créent de grandes rencontres. » Eline rencontre Vincent Hennebicq lors d’une soirée qui, entre deux blagues, lui propose de jouer dans Propaganda! aux côtés d’Achille Ridolfi. Elle croise le chemin de la compagnie Renards, lors d’une promenade dans un parc. Pour passer son temps pendant l’un des confinements, Eline va à la piscine avec Mathylde Demarez de la Clinic Orgasm Society qui prépare alors le spectacle George de Molière. Entre deux brasses, Mathylde lui propose de jouer dans son Molière. Eline accepte, à condition que Mathylde joue dans son Shakespeare. Deal !

Rire, toujours rire

Pour Eline Schumacher, l’humour, c’est la vie ! Elle adore rire, que ce soit dans sa vie privée ou sa vie professionnelle. Selon elle, on ne rit jamais assez. La poésie vient quand le rire s’accompagne d’une émotion que l’on sent monter. La jeune femme désire toucher le cœur des spectateur·rices. Elle rêve d’aller les chercher par le rire pour pouvoir ensuite évoquer des choses plus graves.

Les problèmes, les accidents amènent l’humour. Dans ses spectacles, on rit de ce petit enfant maladroit, de ces mecs un peu patauds qui cherchent vaguement à être virils ou de cette vieille acariâtre. Mais toujours l’émotion surgit à côté : l’insouciance qui ne sera plus jamais, le rapport père-fille, l’absence de dialogue entre une grand-mère et sa petite fille. Avec L’amour c’est pour du beurre, elle espère faire rire du théâtre tout en étant ému·es par les personnages à qui il ne reste que le théâtre. Iels ont le plaisir de jouer, mais en même temps, iels sont un peu obligé.es d’être là car on leur a dit que ça serait bien de faire du théâtre. L’amour c’est pour du beurre ne sera pas qu’une comédie. Il s’agit aussi de parler d’amour, de jouer avec toutes les ficelles et les codes du théâtre, aussi bien amateur que professionnel.

Pour nourrir le spectacle, Eline a assisté à de nombreuses répétitions et représentations de troupes amateures pour comprendre ce qui s’y joue. « Qu’est-ce qui est important en fait ? Entendre le texte ou entrer à l’intérieur de l’âme de ces êtres ? » Sans être misérabiliste, elle désire dévoiler l’intérieur de ces personnages qui essaient de faire de leur mieux et parfois nous brisent un peu le cœur.

Des êtres masqués

Dans L’amour c’est pour du beurre, Eline Schumacher utilise des masques. Cet outil de projection théâtrale, qu’elle avait déjà expérimenté dans Les vieux, c’est horrible, est un excellent outil de comédie qui permet de voir la fabrication du jeu. Le masque permet également la transformation physique. Ce n’est pas pour autant un spectacle sur le genre. Dans le monde de cette pièce-là, on ne se pose même pas la question du genre. Des actrices jouent des rôles masculins, et vice versa, mais ce n’est pas le sujet de la pièce, contrairement à La Nuit des rois qui parle d’homosexualité, mais qui insiste pour tout remettre dans « l’ordre » à la fin. Ici, on ne remet pas les choses dans l’ordre et on peut rester avec la comtesse même si on est une fille. L’amour prime et non l’orientation sexuelle. Eline crée des ponts, des parallèles ou des couleurs complètement opposées entre ce que les personnages du groupe vivent et les personnages de Shakespeare qu’ils interprètent dans la pièce.

N’est-ce pas fascinant de voir jouer les acteur·rices ? Qu’y a-t-il de plus magique que de les voir y croire, tout comme le public, comme si tout cela Était vrai ?

De la scène à l’écran

Il y a cinq ans environ, on lui propose un premier rôle dans un film d’horreur, Megalomaniac, réalisé par Karim Ouelhaj. « Ils ont fait appel à moi car ils cherchaient une actrice obèse… C’est toujours sympa à entendre. Mais bon, quand on m’a dit cinéma, j’ai eu les yeux qui clignotaient. » Eline découvre l’univers d’un tournage et des conditions plutôt difficiles, très éloignées de celles des planches. Après plusieurs années de post-production, le film, sorti en 2022, connait un succès international et remporte de nombreux prix (notamment d’interprétation) dans le monde entier.

Eline expérimente également les séries télévisées, avec une courte apparition dans La trêve de Matthieu Donck, mais surtout un second rôle dans Des gens bien, du même réalisateur, diffusé en 2022 sur la RTBF. « Ce tournage, c’était comme une colonie de vacances. Je me suis beaucoup amusée. » Faire davantage de cinéma ne lui déplairait pas, mais combiner théâtre et cinéma reste compliqué vu les temporalités très différentes. Le théâtre, c’est son quotidien, qu’elle chérit tout particulièrement. De nombreuses tournées l’attendent la saison prochaine. Le cinéma reste un métier à découvrir. Eline a soif d’apprendre, encore et toujours.