MAISON D’ARTISTES
& FABRIQUE DE
THÉÂTRE

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Maison d’artistes
& Fabrique de théâtre
Geneviève Damas et un enfant en atelier d'écritureGeneviève Damas et des enfants en atelier d'écriture

Respirer enfin – Geneviève Damas

Novembre
Le théâtre est fermé depuis quatre semaines.
La maison de retraite où tu donnes les ateliers d’écriture, infranchissable.
Celle des femmes du quartier, déserte.
On ne peut plus se réunir, même dans la rue.
Tu te demandes comment tu vas tenir.
Tu es seule chez toi, tu pressens que tout ce que tu as rêvé pour cette saison
Tes spectacles, tes projets ne se réaliseront pas.
Il y a de quoi désespérer.
Désespérer ne sert à rien.
On t’a répété que l’art était essentiel, que l’être humain en avait besoin,
Presqu’autant que le boire et le manger,
Qu’il fait partie de sa liberté.
Même on te disait : « l’art, c’est du service public. »
Aussi indispensable que l’enseignement
Les soins de santé, la justice, la gestion des déchets
Et tu te souviens de ce que tu as appris quand tu suivais tes études de droit
Cette notion de continuité
Le service public se poursuit envers et contre tout.
Même en temps de guerre,
Même en cas de force majeure,
Il doit être assuré coûte que coûte.
Le bien-être, la liberté, la santé des autres en dépend
Aujourd’hui, le service public, c’est toi.
Un artiste, cela amène du rêve, de l’évasion, de la liberté.
Surtout face aux visages masqués, aux portes closes, aux frontières fermées
Et tu penses à Romain Gary
Ce qu’il écrivait sur les éléphants
Qui revient de manière récurrente dans son œuvre
Comment des déportés ont survécu dans les camps de la mort
En les imaginant dans les vastes plaines d’Afrique
Immensément libres
Leurs pattes martelant le sol
Dans un bruit de tambour
Et tu te dis que dans ce monde qui tourne fou
Il faut une folie encore plus grande à partager ensemble
Qui vous permettrait de fuir à des milliers de kilomètres.
À visage découvert
Avec Mathilde qui travaille au théâtre et se bat pour poursuivre les liens avec les publics
Tu imagines un atelier d’écriture
Tu dis Si on inventait une expédition scientifique
Tu penses aux carnets de ton grand-père
Mort bien avant ta naissance
Ces trois classeurs où il relate
Les années qu’il a passées
Au parc national Albert au Congo pour y répertorier la faune et la flore
Et aussi à son journal de 1940
Quand il a emmené ses étudiants au Sud de la France
Pour les soustraire à l’occupant.
Tu dis On pourrait inventer une expédition imaginaire
Au cercle de feu
En Papouasie

Une éruption de lave aurait créé une île en quelques heures
Noire, inconnue,
Poussée comme un champignon dans les eaux internationales
Riche en minerais et en opportunité
Sous le haut patronage de l’ONU
Un nouvel objet d’études
Tu demandes à Mathilde Qu’est-ce que tu en penses ?
Elle répond On y va
Combien de participants ?

Tu dis douze, à la rigueur quinze.
Quinze, c’est le maximum
En vingt-quatre heures, il y a trente inscrits.
Trente à demander un visa pour l’île imaginaire
Qu’est-ce qu’on fait ?, demande Mathilde
Le réel et la mesure ne sont d’aucun secours
La folie doit prendre le relai.
La démesure, le décalage
Alors on décide de les embarquer tous.
Finalement, ils seront cinquante-trois
Cinquante-trois, c’est un sacré début
Bien plus chaleureux
Bien plus drôle
Bien plus foutraque
Que seule chez toi
Confinés comme des millions et des millions d’individus entre quatre murs
Cinquante-trois écrivent
Et se font mentalement la malle à l’autre bout du monde
Où leurs doubles arpentent une terre noire
Sauvage et étrange où tout est à inventer
Une sorte de On a marché sur la lune
Où des personnages peu à peu reconstruisent une vie
Découvrent un ailleurs
À l’inverse de leur quotidien ici.
S’ils ont tout hors l’humain
Là-bas, ils n’ont que lui pour s’en sortir
Se débattre
Se réparer
En quelques semaines, ce sont des centaines et des centaines de pages.
Des milliers qui t’arrivent
L’Archipel des Mélongas
Un récit kaléidoscopique qui se construit sous tes yeux
Avec une baleine
Des pannes de générateur
Des secrets
Un discours
Des pluies torrentielles
Une pêche à la ligne
Une tente d’infirmerie
Des dessins de fleurs
Des senteurs
Des souvenirs
Des amours
Et aussi des heures et des heures d’échange par zoom
Où ils lisent les aventures de leurs personnages
Interrogent l’écriture
Croisent leurs trajectoires
Nouent des liens
S’agrègent
Où peu à peu cette île – Kazukuru
Du nom d’une ancienne langue Papoue
Qui signifie la table à la hache de pierre
Commence à s’inscrire au creux des mémoires et des préoccupations
Prend vie
Ils s’appellent Boris, Mar, Iolanda, Yuki, Olympe,
Jean-Hadelin ou Maggy
Ils ne sont que songes
Et pourtant le matin dans le métro
Sous ton masque, tu penses à eux
Tu te demandes si le soleil est déjà levé
Là-bas de l’autre côté
Comment ils feront si le bateau n’arrive pas
S’ils se débrouilleront pour trouver à manger
S’ils finiront par retrouver Franz Erhlich
Si le corps de Didier a sombré au fond de l’eau
À côté de toi les gens lisent un journal
Dont les titres ne changent jamais
Ils ne se doutent pas que tu es à mille lieues
Loin de ce monde gris et clos
Tu sens le vent sur ton visage
L’odeur des herbes brûlées par le soleil
Il fait si doux sur les Tropiques
Tu respires enfin.

Geneviève Damas,
auteure associée au Théâtre Les Tanneurs
* Les noms ont été modifiés