Mohamed Toukabri : À travers les frontières esthétiques, géographiques et générationnelles
Mohamed Toukabri… Ce nom ne vous est peut-être pas encore familier, mais ça ne saurait tarder. Depuis peu artiste associé au Théâtre Les Tanneurs, ce danseur et chorégraphe belgo-tunisien a dansé auprès de grand·es chorégraphes flamand·es, de la Needcompany à Sidi Larbi Cherkaoui, en passant par Anne-Teresa De Keersmaeker. Voulant aborder des thématiques plus personnelles, Mohamed crée son premier projet, "The Upside Down Man", en 2018. Il présente en 24-25 son second opus, "The Power (of) The Fragile", un duo avec sa mère créé en 2021, une véritable ode à l’amour filial.
Mohamed nait en 1990 à Tunis. Ses parents, issus de la classe ouvrière, considèrent la vie et les interactions humaines et sociales comme une grande source de connaissance et de culture. Iels nourrissent un profond amour pour la vie et la vivent pleinement, malgré les réalités financières et les défis auxquels iels sont confronté·es. Leur exemple montre que la hiérarchie des études n’a pas été un obstacle pour elleux. Cette perspective a profondément inspiré Mohamed dans sa propre quête de savoir et de culture, lui enseignant que l’éducation peut prendre de nombreuses formes et que chacune mérite d’être valorisée.
Dès son plus jeune âge, Mohamed goûte aux joies de la danse, que ce soit à la maison ou lors de fêtes. Elle fait partie intégrante de sa culture, sans toutefois avoir été assimilée de manière académique. Il aime raconter que tout a commencé à 12 ans, à la gare de train de Tunis. Alors qu’il rentre de l’école et passe devant cette gare, il entend de la musique hip hop et voit un cercle de personnes. Au milieu d’entre elles, un homme tourne sur sa tête. C’est sa première rencontre avec le breakdance. Quelque chose se déclenche en lui, comme un appel. Il s’imagine directement être capable de reproduire ces gestes. La danse l’a rencontré et l’accompagnera indéfiniment.
Du break à la danse contemporaine
Le jeune homme explore la culture hip hop. Il fréquente des maisons de jeunes à Tunis et fait du breakdance. Rapidement, il est amené à participer à des compétitions et des spectacles hip hop, avec son crew. En 2003, il passe une audition pour intégrer le Sybel Ballet Théâtre dirigé par Syhem Belkhodja, à Tunis. Pendant plusieurs années, il tourne, en tant que breakdancer, avec les spectacles de cette compagnie, dans toutes les régions de Tunisie. Au sein de cette compagnie, il y a des danseur·ses contemporain·es. Mohamed se confronte pour la première fois à cette discipline. Il participe à un workshop de danse contemporaine et on l’invite à poursuivre dans cette voie. Lors du festival « Le printemps de la danse », il voit Allegoria Stanza d’Abou Lagraa, un spectacle qui mêle des danseur·ses hip hop à des danseur·ses contemporain·es. L’abolition des frontières entre ces deux styles – au point de ne plus savoir qui vient du hip hop et qui vient du contemporain – le séduit particulièrement. L’impulsion est donnée : il veut en faire sa profession.
L’entrée en danse contemporaine n’est toutefois pas facile au départ. Ce monde, totalement à part, a développé un rapport au corps, au groupe, à l’espace et au temps, totalement différent de ce que Mohamed connait. L’exploration de la danse hip hop reste ouverte et personnelle, tandis qu’en danse contemporaine, il y a des techniques, des codes très cadrés, des manières d’être, de marcher
et une histoire que l’on ne peut pas nier.
En 2005, Nicole Chirpaz, la directrice de l’Académie Internationale de la Danse à Paris repère Mohamed à Tunis et l’invite à saisir cette opportunité. À 15 ans, il commence alors sa formation officielle, à Paris. C’est la première fois qu’il sort de Tunisie et qu’il est loin de sa famille. En 2006, il retourne à Tunis où il intègre le Centre Méditerranéen de Danse Contemporaine. Dans cette école, les élèves viennent de toute l’Afrique et du Moyen-Orient. Il aborde pour la première fois des aspects plus historiques et théoriques liés à la danse, au corps et à la musique.
À cette époque-là, le jeune danseur collabore également avec le chorégraphe Imed Jemaa et joue dans cinq de ses pièces. Cette collaboration lui permet de découvrir les joies des tournées, dans plusieurs pays d’Afrique, d’Europe, ainsi qu’au Brésil. Au bout de deux ans, à la fin de sa formation au Centre Méditerranéen de Danse Contemporaine, l’ancien directeur de P.A.R.T.S., Theo Van Rompay, le repère et lui suggère de passer l’examen d’entrée. Vu le passé commun entre la Tunisie et la France, la logique aurait voulu que le jeune Tunisien poursuive sa voie en France. Mais en 2008, il arrive à Bruxelles.
Une carrière belge
Mohamed Toukabri est l’un des premier·es Tunisien·nes à intégrer P.A.R.T.S. Il suit les deux cycles – training cycle et research – entre 2008 et 2012. Au début, la vie à Bruxelles n’est pas évidente. Il doit trouver son chemin, s’adapter, combler le vide loin de ses proches. Il ne maitrise pas non plus l’anglais alors qu’à P.A.R.T.S., les cours se donnent en anglais. Il découvre la post-modern dance. Jusque-là, ses apprentissages étaient essentiellement axés sur la francophonie vu le passé colonial français en Tunisie.
Au cours de ses études, le jeune homme reçoit une invitation de Sidi Larbi Cherkaoui pour participer à Babel (Words) (Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet, Eastman Company). C’est un véritable aboutissement pour lui de recevoir cette proposition du célèbre chorégraphe qu’il admire depuis de nombreuses années. À 13 ans déjà, il regardait ses DVD de travail et se plaisait à imiter les mouvements. Mohamed décline dans un premier temps la proposition, préférant se concentrer sur ses études. Mais en 2010, Sidi Larbi Cherkaoui le contacte à nouveau pour remplacer un danseur. Cette fois, il accepte. C’est le début d’une longue collaboration avec Larbi qui continue toujours aujourd’hui. Même pas encore diplômé de P.A.R.T.S., Mohamed jongle entre les études et le début d’une carrière professionnelle. Son parcours a toujours été outside the frames.
D’autres chorégraphes de renom s’intéressent à lui. En 2012, Mohamed danse dans Re-Zeitung, le remake de la pièce de répertoire Zeitung d’Anne Teresa De Keersmaeker. Cette même année, il passe une audition pour la Needcompany et est pris dans MUSH-ROOM de Grace Ellen Barkey. Il travaille avec la Needcompany de 2012 à 2017, dans une douzaine de projets, de Grace Ellen Barkey, Jan Lauwers et Maarten Seghers. Il s’ouvre à une nouvelle esthétique, un autre langage. Il s’essaie aussi au théâtre avec The blind poet de Jan Lauwers. Il réalise alors qu’il apprécie particulièrement que les frontières entre les genres soient poreuses. À la Needcompany, il découvre une certaine liberté d’être sur scène en tant que performer. Auprès de ces chorégraphes et metteur·ses en scène, il parcourt le monde (Asie, Europe, Amérique du Nord et du Sud).
Affirmer son indépendance
Mohamed ne veut pas devenir le danseur de tel·le ou tel·le chorégraphe et s’effacer derrière un nom. Il n’est pas « au service de », mais fait partie de projets et garde un rapport fort au collectif.
En 2014, il travaille pour deux chorégraphes franco-tunisiens, Aicha M’Barak et Hafiz Dhaou (Compagnie Chatha), dans Sacré Printemps !. Il est invité par le Festival Antigel à Genève, pour faire des performances in situ avec de la musique. Avec Louis-Clément da Costa, ils participent à un SpeedBattle, sorte de battle hip hop avec des danseur·ses contemporain·es et des musicien·nes live.
Peu à peu, le jeune danseur ressent le besoin de faire ses propres projets qu’il aborde par différentes portes d’entrée. Plusieurs couches se superposent. Ses spectacles partent toujours d’une histoire personnelle, utilisée comme outil, alors que son corps devient une ressource. Il crée son premier solo autobiographique, The Upside Down Man, présenté au festival « Me, Myself & I », à Hellerau, à Dresde, en mai 2018, et qui a depuis tourné dans toute l’Europe.
Eva Blaute, qu’il a rencontrée à la Needcompany, l’accompagne depuis ses débuts et joue un rôle important dans son parcours. Aujourd’hui, elle est sa principale conseillère artistique. Depuis 2020, Mohamed est suivi par le bureau d’accompagnement artistique, Caravan Production.
Le corps comme terrain politique
Mohamed estompe les frontières, qu’elles soient esthétiques, géographiques ou générationnelles. Il a toujours été touché par les questions d’identité et de frontière. Les corps sont finalement des métaphores des pays que nous traversons. Le point d’ancrage ultime est le corps des mères, la terre par excellence. Leur utérus est notre premier pays. L’acte de naitre devient alors notre première migration. Nous sommes toutes et tous des immigré·es. Pour The Power (of) The Fragile, le jeune chorégraphe a voulu retourner là où tout a commencé pour lui, c’est-à-dire l’utérus de sa mère.
Dans le fief de Mohamed Toukabri, l’acte artistique devient une résistance contre les frontières et les nationalismes. En 2018, il reçoit la nationalité belge et acquiert la totale liberté de circulation. Alors qu’il vit sur le territoire belge depuis 2008, c’est la première fois que ses parents peuvent venir le voir en Belgique. Il sait que le rêve d’enfance de sa mère, Latifa, est de devenir danseuse, et l’invite à monter sur scène, dans The Power (of) The Fragile, pour partager avec elle ce privilège de circuler librement et pour rattraper le temps qu’iels ont passé séparé·es. Malheureusement, le Covid referme les frontières pour un temps et vient perturber le processus de travail. La venue de sa mère en Belgique, bien qu’elle voyage dans un contexte professionnel pour participer à un projet artistique financé par l’État belge, est considérée comme « non-essentielle ». Le spectacle est reporté quatre fois. Pour ne pas oublier, Mohamed inclut, dans le spectacle, ces épisodes et ces strates, de manière poétique. La dimension politique n’est jamais frontale.
Le corps en partage
The Power (of) The Fragile met en avant un aspect très universel : le rapport parent/enfant. Dans le spectacle, il y a une proximité physique, presque fusionnelle entre Mohamed et Latifa, une proximité qui ne se partage pas souvent en public, surtout quand l’enfant devient adulte. Cette proximité peut parfois dérouter certain·es spectateur·rices. L’aspect culturel entre bien entendu en compte. En Tunisie, ou plus largement en Afrique, le contact physique est très présent.
La scène devient un miroir de nos propres perceptions. Chacun·e imagine ce qu’iel veut, projette son histoire, son propre vécu. En tant qu’individu, nous sommes nourri·es de tout ce qui nous entoure. Mohamed est sensible à cette volonté de toucher les spectateur·rices. Son travail est intimement lié à la question individuelle qui rejoint le collectif : « The personal is political. » (Audre Lorde), « The particular there finding universal » (James Joyce).
Une ode aux femmes
Dans son premier spectacle, The Upside Down Man, Mohamed Toukabri consacre déjà un chapitre à la figure de la mère. The Power (of) The Fragile est une ode à toute une génération de mères qui ont sacrifié leur temps, leurs rêves et leur énergie pour leurs enfants. Avec ce spectacle, Mohamed a permis à sa mère de réaliser son rêve. Quand Latifa avait 18 ans, elle s’échappait de la maison, sans permission, pour aller danser toute la nuit. Un jour, son père lui a rasé la tête, mais qu’importe, elle a mis une perruque et est repartie danser, encore et toujours.
Aujourd’hui, sa carrière personnelle prend son envol. Latifa est sollicitée de part et d’autre pour participer à des spectacles. Elle revendique cette nouvelle liberté et veut exhorter les jeunes filles à poursuivre leurs rêves et ambitions. Elle brandit son corps comme un espace de liberté. Âgée de 65 ans, elle prouve qu’il n’y a pas de limite d’âge pour réaliser ses rêves. Elle a pour la première fois un travail rémunéré, elle voyage et est totalement indépendante.
Pasolini affirmait « Jeter son corps dans la bataille », citation reprise par le chorégraphe Raimund Hoghe. À 65 ans, Latifa se jette dans un monde et des codes qu’elle ne connaissait pas, ce qui demande du courage et de la confiance. Elle s’est totalement déplacée, physiquement et psychologiquement. Elle sort du moule convenu par la société et par-delà les obstacles (femme – âgée de 65 ans – tunisienne), elle rend l’impossible possible. Aujourd’hui, les gens viennent la remercier après le spectacle. Latifa réalise qu’elle a aussi des choses à dire, qu’elle a sa place dans la société, qu’elle est légitime.
Dans The Power (of) The Fragile, Latifa parle aussi de la difficulté de laisser son enfant partir, surtout que cette dernière n’avait aucune emprise et ne pouvait pas voyager comme elle voulait pour aller le voir. Ce projet a énormément rapproché Latifa et Mohamed et leur a permis de se connaitre réellement. Iels ne sont plus juste mère et enfant, iels sont aussi ami·es et collègues.
The Power (of) The Fragile tourne depuis 3 ans. Début 2024, il a été présenté au Théâtre de la Bastille, à Paris. C’était très symbolique pour Mohamed de retourner dans cette ville. Il n’y était plus allé depuis 18 ans. Alors qu’en 2005, quand il y était, il était séparé de sa famille, il était accompagné cette fois-ci de sa mère. Un véritable aboutissement de présenter ce spectacle dans la capitale française.
The laws of attraction
Mohamed croit beaucoup au bon timing et aux bonnes rencontres. Il est étrange de voir comment la vie nous réserve parfois de bonnes surprises, comment les choses se rejoignent. Les astres se sont toujours bien alignés, au moment où il le fallait. Si ça ne marchait pas, c’est que les choses n’étaient pas encore totalement en place.
Parallèlement à ses projets personnels, il continue à danser dans des spectacles d’autres chorégraphes, comme Sidi Larbi Cherkaoui : le remake d’opéra Shell Shock, A Requiem of War (2018), Nomad (2018), Alceste (2019). Il a également dansé pour Ula Sickle et l’ensemble Ictus dans Holding present (2023). Fin 2023, il a dansé, comme premier danseur, dans un opéra de Jan Lauwers (Needcompany), Le grand macabre, à Vienne. Les grands écarts ne lui font pas peur. Dans le monde du cinéma, il a exploré de nouvelles opportunités, apparaissant également en tant que danseur dans Cyrano (2021) du célèbre cinéaste britannique Joe Wright, ainsi que dans Rebel (2022) des cinéastes belgo-marocains Adil El Arbi et Bilall Fallah. De plus, Mohamed a commencé à s’aventurer dans l’industrie de la mode. Il a été pris comme modèle-danseur par la marque Louis Vuitton et a travaillé pour les designers anversois Dries Van Noten et Jan Jan Van Essche pendant le confinement.
Réinterroger la danse
Mohamed Toukabri travaille sur son prochain spectacle, Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and- we-all-know-what-happened-yesterday, qui interrogera l’histoire de la danse et la virtuosité en danse contemporaine. Il met en parallèle la post-modern dance et le hip hop. Le spectacle sera créé lors de la saison 2025-2026.
Les thématiques de ses précédents spectacles seront toujours présentes : l’identité, l’héritage, la transmission, l’histoire, la transformation. Ce prochain projet se veut une introspection sur son parcours de danseur qui compte déjà 20 années de pratique. Mohamed veut regarder son corps en tant qu’archive. Le rapport aux langues y sera aussi exploré. « How can we decolonize our thinking and dancing if the language we speak is the language of the colonizer. » Il mettra en regard tous les langages qu’il a pu explorer ces dernières années.
L’artiste belgo-tunisien désire repenser la virtuosité en danse. Il a commencé à Tunis par le breakdance, puis a découvert la danse contemporaine, et enfin, à Bruxelles, la post-modern dance. Ce mouvement, apparu dans les années 70, a déclenché des débats importants dans la danse contemporaine, a ouvert des portes, mais a aussi cloisonné d’autres pratiques, comme le breakdance, qui pourtant a émergé au même moment. Avec ce spectacle, Mohamed veut se réapproprier l’espace de virtuosité et donner d’autres manières de la voir.
La danse lui a permis de changer de perspective et de regard. Il y a un rapport au corps qui est intime, un rapport à soi qui peut être spirituel, mais aussi un rapport aux autres, à l’écoute des autres. Même si son parcours a commencé de manière très académique et formelle, aujourd’hui la danse se retrouve ailleurs, elle est plus organique. « La danse, c’est la vie », dira-t-il.
Son père aurait voulu qu’il soit tailleur, comme lui. Dans son atelier, il lui donnait toujours en mains ses outils pour susciter une vocation. Quand son fils s’est tourné vers la danse, il lui a dit qu’il était devenu un tailleur de la danse. « Ton corps est devenu le tissu. Tes jambes et tes bras sont les traces dans l’espace. Tu coupes les mouvements en morceaux et tu les couds ensemble pour qu’ils deviennent une chorégraphie. » Mohamed revendique ce côté artisan de la danse. Mohamed revendique ce côté artisan de la danse. La danse comme acte de réparation.