Geneviève Damas, une passeuse d’histoires, une autrice ancrée dans le réel
Geneviève Damas ne s’arrête jamais. Cette autrice, comédienne, metteuse en scène, formatrice, presque journaliste, multiplie les projets littéraires, théâtraux ou citoyens. Vous la connaissez peut-être pour ses pièces de théâtre : "Stib", "La Solitude du mammouth", "Perfect Day", "Hors-Jeu"… Peut-être la connaissez-vous davantage pour ses romans : "Si tu passes la rivière", "Patricia", "Bluebird", "Jacky", "Strange". Mais savez-vous qu’elle est également artiste associée au Théâtre Les Tanneurs depuis 2019 et que tous les projets qu’elle entreprend s’accompagnent d’un intense travail de médiation, dans le quartier des Marolles et au-delà ? Rencontre avec une écrivaine et artiste qui s’imprègne du monde pour mieux en parler, et pratique le théâtre et la littérature pour aller vers les gens.
Née en 1970, Geneviève Damas passe sa petite enfance à Charleroi avant que sa famille ne s’installe à Bruxelles. Après une licence en droit, elle suit une formation de comédienne au Conservatoire royal de Bruxelles, puis à l’Institut des arts de diffusion (IAD) de Louvain-la-Neuve et à la Central School of Speech and Drama de Londres. Elle se tourne ensuite vers différents métiers du théâtre et devient comédienne, metteuse en scène, adaptatrice puis autrice dramatique.
Pendant quelques années, elle joue auprès de nombreux·ses metteur·ses en scène. Après quelques assistanats, elle se lance dans la création de ses premiers spectacles et tente même l’expérience de l’opéra et du jeune public.
Jouer…
Le théâtre entre très tôt dans sa vie, vers l’âge de sept ou huit ans. Son père et sa grand-mère lui lisent beaucoup d’histoires et l’emmènent souvent voir des pièces ou des films. Elle se souvient qu’à cinq ans à peine elle découvre toute l’œuvre de Jacques Tati. Elle pratique aussi le théâtre dans une troupe pour enfants. Elle ne veut pas en rester là et rêve d’en faire son métier. Mais la jeune femme se confronte à des parents qui ne veulent pas qu’elle ait une profession précaire – le théâtre et la littérature restant cantonnés au domaine de la culture générale. Geneviève entreprend alors des études de droit avant de se tourner, un diplôme dans la poche, vers des études théâtrales.
Sa grand-mère – à qui l’autrice aime souvent rendre hommage et pour qui elle ne manque pas d’éloges – l’a guidée vers son indépendance intellectuelle et l’art. Cette dernière, qui venait d’un milieu simple, avait fait des études et travaillé une bonne partie de sa vie. Elle est un exemple pour Geneviève tant elle était forte et drôle. Une figure de femme qui pensait par elle-même, était mélomane, lisait beaucoup et l’emmenait au théâtre. Depuis, sa grand-mère se glisse, dans ses textes, dans chaque personnage de vieille dame.
… Et écrire
D’aussi loin qu’elle s’en souvienne, Geneviève a toujours écrit, que ce soit un journal, des poèmes ou encore des pièces de théâtre pour ses amies qu’elles s’amusaient à jouer. Le plaisir qu’elle prend à la lecture des histoires des autres la pousse à inventer elle-même les histoires qu’elle veut lire. Les mots restent toutefois dans la sphère de l’intime, c’est son jardin secret. Elle n’a alors aucune prétention à devenir écrivaine. Elle croit aussi, à tort, que cette profession est réservée aux hommes et admire des écrivains comme Romain Gary ou Marcel Proust.
Après avoir écrit plusieurs adaptations de romans pendant ses études, elle se lance, dès les débuts de sa carrière théâtrale, dans l’écriture de ses propres pièces dont plusieurs sont publiées aux éditions Lansman. Elle a la chance de tomber sur des personnes qui lui donnent le courage de revendiquer ce qu’elle écrit et la poussent à continuer. Peu à peu, elle affirme sa place auprès des auteurs et autrices dramatiques.
Écrire la rend particulièrement heureuse. Elle décide de suivre le conseil de Hubert Nyssen qui lui dit que si elle veut avoir l’étoffe d’un·e écrivain·e, elle doit écrire tous les jours. Le roman – qui est selon elle « la forme littéraire la plus aboutie » – lui semble encore quelque chose d’intouchable. Elle commence par l’écriture de nouvelles, avant qu’en 2011, une éditrice belge, Luce Wilquin, ne voie tout le potentiel littéraire qui se cache en elle et publie Si tu passes la rivière, son premier roman. Ce dernier gagne, la même année, le Prix Victor Rossel, prix littéraire le plus prestigieux de Belgique francophone. Une autrice est née ! Suivent d’autres romans, publiés chez Gallimard et Grasset.

Deux métiers
Depuis 2011, Geneviève Damas navigue entre théâtre et roman, et passe de l’un à l’autre avec joie et épanouissement. Même s’il se traduit aussi par l’écrit, le théâtre reste pour elle le lieu de la parole orale, publique, tandis que le roman est celui de la parole intime, notamment par le biais de monologues. L’un et l’autre ont toutefois la même finalité : le partage avec le(s) public(s). Dans ses textes, elle se plait à décaler la langue afin que, dans ce décalage, elle trouve une autre réalité.
Geneviève sait rapidement quel sujet donnera naissance à un roman et quel autre à une pièce, même s’il n’y a rien de prémédité non plus. Généralement, les temps de maturation, et de production, de l’un et de l’autre, sont très différents : ses romans se développent sur plusieurs années et demandent de longs mois de recherches. Le temps de maturation au théâtre est plus instinctif, de l’ordre de la pulsion, et peut donner quelques moments de grâce comme La solitude du mammouth qu’elle a écrit en trois jours.
Une artiste dans la cité
Les vicissitudes de sa vie personnelle ne constituent pas un matériau pour ses écrits. Mais toute fiction ne vient-elle pas du fond de notre être ? Comme le dit Jean-Luc Outers « Écrire, c’est faire advenir une histoire qu’on portait au fond de soi et que l’on ignorait ». Quelques-unes des pièces de Geneviève Damas creusent des thématiques plus intimes, même si ces écrits s’entremêlent d’autofiction. C’est le cas dans Hors-jeu. Ça l’est encore plus avec Respire qui pose la question de l’argent au sein des générations. Réel ou fiction, tous ses textes sont traversés par des thématiques universelles qui traitent souvent de la transmission et de la famille.
Pour elle, être artiste, c’est être traversé·e par le chaos du monde. Un·e artiste doit prendre place dans la cité, s’engager, amener la réflexion et développer des rencontres et des échanges avec le(s) public(s). Elle qui vient d’un milieu plutôt privilégié estime qu’elle doit contribuer et mettre en mots les déflagrations du monde. Inspirée par l’auteur Salman Rushdie, elle s’interroge sur les fondements-mêmes de l’écrivain·e et de son engagement.
En 2019, Geneviève accepte de devenir autrice associée au Théâtre Les Tanneurs. Au cœur de son petit bureau du troisième étage, elle poursuit l’écriture de pièces et de romans. Cette résidence permet d’ancrer les choses et offre de nouvelles rencontres avec d’autres artistes, une équipe, un quartier – les Marolles – et ses habitant·es. Quartier dont, les années passant, elle se sent de plus en proche, comme si elle pouvait à présent revendiquer y appartenir.
Dès le début de sa résidence, Mathilde Lesage, responsable de la médiation, perçoit le grand intérêt de Geneviève pour les projets de médiation et lui propose d’animer des ateliers. Le Café L’Or, un atelier en non-mixité choisie avec des habitantes du quartier, prend alors forme. Même le Covid n’entame pas l’enthousiasme des participantes qui continuent à s’écrire ou se parler sur WhatsApp pendant les mois de confinement. En mars 2022, une première représentation publique voit le jour, suivie d’une deuxième en mai 2023, lors de la semaine « Donner la parole » qui met en lumière certains projets de médiation menés pendant la saison. Depuis, Geneviève continue cet « Atelier des femmes » qui s’est agrandi et qui poursuit son aboutissement avec une représentation publique en fin de saison.

Au cœur de la médiation
Depuis 2020, une foule de projets ont pris forme, suite aux initiatives du service de médiation du Théâtre Les Tanneurs. L’autrice et comédienne donne un atelier d’écriture à distance – L’archipel des Mélongas – de novembre 2020 à avril 2021, c’est-à-dire pendant la période du second confinement culturel en Belgique. De janvier 2020 à juin 2021, elle mène également un atelier d’écriture à la Résidence Sainte-Gertrude située dans les Marolles. Fruit de longs mois d’écoute, d’échanges et de retranscription, cet atelier donne naissance à une exposition représentant quelques portraits – et bien plus encore – de certain·es résident·es.
Geneviève Damas anime aussi fréquemment des ateliers dans des écoles, que ce soit via le dispositif de la Fédération Wallonie-Bruxelles « Auteur en classe » ou autour des spectacles qu’elle présente. Le sujet de son prochain roman – dont la publication est prévue pour janvier 2026 chez Grasset – a été déclenché lors d’un atelier dans une classe de l’Institut Charles Gheude. La réflexion d’un jeune garçon, sans aucune autre perspective que le deal, l’a profondément marquée. Elle a été confrontée à une réalité qu’elle n’ignorait pas, mais dont elle ne mesurait pas l’ampleur. Elle s’est alors plongée dans le sujet du trafic du stupéfiants et a suivi le mégaprocès Sky ECC 01 qui a eu lieu en 2024.
Une enquête comme en journalisme
Pour alimenter ses romans, Geneviève Damas mène des enquêtes pendant des mois, telle une journaliste. Le procès Sky il y a peu, mais aussi l’Italie et Lampedusa il y a plusieurs années pour son roman Patricia. L’écrivaine ancre ses récits dans le réel de l’actualité : crise de l’accueil des personnes migrantes, grossesses non-désirées, appartenances religieuses, fichés S, transidentités… Tous ses sujets sont souvent issus d’un choc lié à une rencontre qui la pousse à entrer dans un monde qu’elle connait peu, qu’elle veut dépeindre au plus juste. Elle multiplie alors les entretiens, glane des informations à gauche à droite et récolte une grande quantité de matières qui nourrissent ensuite une fiction. Il n’est pas rare que le quotidien Le Soir l’invite en tant que chroniqueuse occasionnelle et lui laisse carte blanche pour raconter ses enquêtes. En sont nées des chroniques pleines d’humanité (sur les migrant·es de Lampedusa en 2015 et le procès Sky ECC en 2024).
Il lui tient à cœur de rendre compte de l’époque dans laquelle nous vivons. Elle participe à une écriture du réel. Être écrivaine demande de l’endurance. Tant de textes n’aboutissent à rien et finissent à la poubelle. Ou parfois donnent naissance à toute autre chose. Au fil des ans, sa méthode a peu évolué – elle réécrit beaucoup ses textes –, contrairement à son exigence qui s’est renforcée. Mais chaque oeuvre artistique n’est-elle pas porteuse de sa propre logique ?
Une maison d’artistes
Depuis 1998, Geneviève Damas déploie ses activités théâtrales, mais aussi littéraires au sein de sa Compagnie Albertine. Elle organise notamment les soirées Portées-Portraits qui mettent à l’honneur la littérature francophone, majoritairement des œuvres d’auteur·rices belges. Ces soirées associent les langages littéraires et musicaux et marient la littérature à d’autres formes artistiques (danse, art plastique, vidéo…).
Depuis trois saisons, la Cie Albertine – composée d’une équipe de femmes formidables – a posé ses valises au 77 rue des Tanneurs et dispose d’un petit bureau peint en vert et décoré par des portraits de celles et ceux qui ont habité les lieux au début du 20ème siècle, et dont les noms sont honorés aujourd’hui par des pavés dorés devant l’entrée du théâtre, pour qu’ils et elles ne tombent pas dans l’oubli. Reconnaitre ce qui s’est passé pour que le futur puisse avoir lieu. Geneviève Damas est passionnée par l’histoire du bâtiment du Théâtre Les Tanneurs, du lieu et de ses habitant·es. De plus, notre théâtre prend place dans le quartier multiple des Marolles qui a une histoire passionnante et enrichit chaque jour son travail. Le partage se situe à tous les niveaux.
Habiter une maison de création – sans toutefois se refermer uniquement sur celle-ci – ouvre le dialogue avec les artistes et les travailleur·ses qui occupent les lieux. Les retours partagés permettent de nourrir les questionnements artistiques, de croiser les métiers et les expériences.
Outre la résidence dans un théâtre qui structure davantage les choses, la Cie Albertine bénéficie depuis peu d’un contrat de création, ce qui permet de penser davantage les projets dans la durée. Convaincue que la culture peut renforcer le lien social, Albertine tente de travailler à sa manière à plus d’égalité, plus d’échange, plus de circulation entre les êtres d’horizons différents. Elle essaie de donner sa chance à tout le monde. Elle organise de nombreux ateliers en secondaire supérieur, mais aussi intergénérationnels, intercommunautaires…

Lutter chaque jour contre l’injustice
Geneviève Damas n’a pas la prétention de croire que l’on peut remédier à l’injustice d’un claquement de doigt. Toutefois, elle tente à son échelle de la réduire ou tout simplement de la rendre visible par l’intermédiaire du geste artistique. Chaque jour qui passe, elle essaie de résister par les paroles ou les actes, et lutte pour une société plus mixte et plus ouverte. Ressentir de l’empathie permet de lutter contre le repli sur soi et de trouver des solutions aux problèmes de société. Il faut oser affirmer ses valeurs et prendre sa part.
Tous les ateliers auxquels elle participe et tous les projets qu’elle mène sont motivés par le plaisir, tout simple, d’être avec les autres et de partager. Voir l’énergie qui se dégage d’un groupe – où chacun·e a sa propre place – est extrêmement motivant. L’art est un richissime vecteur de paix sociale qui peut faire la différence. C’est un espace de liberté où rien n’est blanc ni noir. Où l’on ne dit pas aux gens ce qu’ils doivent penser. Un espace qui ouvre les imaginaires. Un espace politique.
Durant le procès Sky auquel elle a assisté, elle n’a cessé d’être tiraillée « entre la gravité des faits et l’humanité des prévenu·es ; la nécessité de la justice et son incapacité à donner une seconde chance ; les raisons sociales, économiques qui poussent au trafic et l’importance d’une sanction. L’humain ne se réduit pas à ses actes. Il est bien plus. Et cela devrait nous donner des raisons de nous battre pour une justice exigeante, humaine, qui ne se borne pas à condamner, mais ouvre un avenir. » (Le Soir, mai 2024)
À l’horizon
Telle Mary Poppins, Geneviève Damas a encore une foule de projets prêts à sortir de son sac. Pour un prochain roman, elle envisage un voyage au Congo, plus précisément dans la région du Kasaï connue pour ses gisements de diamants. Elle aimerait aussi faire un projet en prison avec des détenus. Elle envisage un projet avec des adolescent·es du quartier des Marolles ou encore – après les femmes – avec des hommes du quartier. Des projets d’où découlent comme souvent la transmission, l’intergénérationnel et la famille. Et en quelque sorte boucler la boucle.