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Portrait d'Othmane MoumenPortrait d'Othmane Moumen

Othmane Moumen : artiste caméléon

Artiste réputé pour son jeu corporel et sa présence sur scène, Othmane Moumen est l’un des visages familiers de la scène belge. Certains théâtres en ont fait l’un des leurs comédiens-phares, comme le Théâtre Royal du Parc. Grand travailleur, avide de nouveaux challenges, Othmane multiplie les projets les plus divers. Improvisation, mime, cascade, mouvement, marionnette… il s’engage dans tout nouveau projet avec curiosité, cœur et détermination. Partons à la rencontre des mille et une facettes de cet artiste nouvellement artiste associé au Théâtre Les Tanneurs et à l'affiche en 23-24 avec un spectacle très personnel, "Parti en fumée".

Né en janvier 1979, Othmane Moumen grandit à Forest, près de la Place Saint-Denis. Au rez-de-chaussée de la maison familiale, sa mère tient un dépôt de pain – boulangerie que reprendront plus tard ses deux frères. Son père, quant à lui, est chauffeur de bus à la STIB. Son itinéraire l’amène parfois à passer devant la maison. Sous leurs fenêtres, se dressent les bâtiments de l’usine Volkswagen et plus loin le parc Duden s’offre à Othmane tel un énorme jardin et terrain de jeux.

La culture hip hop est son premier saut dans l’art. Il s’essaie au breakdance, mixe et fait du scratch. À l’adolescence, ses idoles ne sont pas des footballeurs, mais des DJs. Rien ne prédestine Othmane à une carrière théâtrale. Ses parents et ses ami·es ne sortent pas au théâtre. L’école ne lui en ouvre pas non plus les portes. Pourtant, la curiosité, l’envie de s’essayer à de nouvelles pratiques, de nouvelles manières de s’exprimer, autres que le sport, l’animent déjà.

Est-ce une maniÈre thÉrapeutique de “tuer le pÈre” ? Othmane en rit : “Moi, j’ai dÉjÀ tuÉ le pÈre, mais il ne veut pas mourir”.

Première rencontre avec le théâtre

Dans les années 90, Othmane découvre l’improvisation, par l’intermédiaire du réseau associatif et des maisons de jeunes. « L’impro qui était à cette époque-là en plein boom, semblait accessible pour des mecs comme moi, issus de quartiers populaires. » Il participe à un atelier d’impro avec un copain et y prend goût. La maison de jeunes qu’il côtoie participe à l’appel à projets de Bruxelles Babel 2000. Ils créent dans ce cadre, sur base d’improvisations, un spectacle dont le sujet est l’immigration de leurs parents – sujet qui accompagnera par la suite Othmane dans de nombreux projets, que ce soit dans Moutoufs ou aujourd’hui dans Parti en fumée. Le spectacle mène son petit bonhomme de chemin sur le circuit amateur, que ce soit en Belgique, mais aussi à l’étranger, à Avignon et au Québec.

Au Canada, Othmane rencontre pour la première fois des jeunes de son âge qui ont fait du théâtre leur métier. Quelque chose se déclenche en lui. Pourquoi n’en vivrait-il pas lui aussi ? À 21 ans, il décide de tout plaquer – il étudie alors la photographie à l’INRACI – et entre au Conservatoire de Bruxelles. Un nouveau domaine, totalement inconnu, s’ouvre à lui.

Photo de répétition du spectacle La Tempête de Jean-Michel D'Hoop
© Othmane Moumen

Soif de travail, de jeu et de liberté

Dès le début de ses études, Othmane a envie de créer, de tester, de jouer. Il co-fonde en 2001 la compagnie Chéri Chéri avec laquelle il monte Bal-trap de Xavier Durringer et Yvonne, princesse de Bourgogne de Gombrowicz qu’ils présentent sur un parking à l’arrière du Théâtre du Parc et dans le Parc d’Osseghem, au pied de l’Atomium. Othmane goûte aux joies du théâtre forain, réalisé avec des bouts de ficelle. Dès sa deuxième année d’études, on lui propose des petits rôles.

En 2003, le Théâtre des Galeries lui offre son premier grand rôle dans Le Squat. « Mes parents et mes frères étaient tout fiers. C’est une énorme salle, d’au moins 900 places. C’était impressionnant pour eux de me voir là. » Tout ce qu’il veut, c’est travailler. Les premières années, il enchaine les contrats. Son agenda ne désemplit pas. Son travail acharné paie. Après quelques années, il a la possibilité de se concentrer sur les rôles qu’il a vraiment envie d’interpréter et de refuser ceux qui ne lui conviennent pas.

En 2011, Thierry Debroux, fraichement nommé à la tête du Théâtre Royal du Parc, lui propose un rôle dans Le tour du monde en 80 jours. Othmane rencontre pour la première fois le public du Parc qui, depuis, l’attend avec impatience dans chacun de ses nouveaux spectacles. Avec son patronyme dont l’origine maghrébine n’est pas un mystère, Othmane bouscule les préjugés. « Othmane Moumen dans Scapin ! Othmane Moumen dans Chaplin ! J’ai tout de suite trouvé que ça sonnait bien. J’ai cette chance de n’avoir jamais été assigné à un type de rôles qui seraient justifiés par mes origines. »

Très vite, il acquiert des libertés sur le plateau. Il prône un travail collaboratif où chaque intervenant·e a son mot à dire, où l’acteur·rice n’est pas qu’un·e simple « exécutant·e ». Il choisit ses projets pour les équipes qui les composent et privilégie les collaborations – qu’il y ait un texte ou non – proches de l’écriture de plateau.

Une grande famille

Au fil des ans, des affinités avec certain·es metteur·ses en scène se développent. Thierry Debroux que nous avons cité, mais aussi Jasmina Douieb qu’il connait depuis plus de vingt ans. C’est elle qui met en scène son premier spectacle Bal-trap, en 2001 ou encore Chaplin en 2016. « C’est une super directrice d’acteurs et d’actrices, toujours bienveillante, qui a cette faculté de nous amener ailleurs. »

Othmane retrouve également Jasmina au sein du Kholektif Zouf avec lequel il crée, en 2018, Moutoufs. Les membres du collectif – parmi lesquels on compte aussi Myriem Akheddiou, Monia Douieb et Hakim Louk’man – se sont rassemblé·es autour de cette particularité commune d’avoir un père marocain et une mère belge. Fruit d’une écriture collective et autobiographique, Moutoufs interroge les identités multiples, les « casseroles » identitaires, la mixité, les clichés et le fait d’avoir constamment « le cul entre deux chaises ». Ce spectacle est une première occasion pour Othmane d’interviewer son père, chose qu’il réitère plus tard avec Parti en fumée. Dans Moutoufs, Hakim dit cette phrase : « Chez les Chinois, le poumon est l’organe de la tristesse ». Cette réplique interpelle Othmane et le poursuit. Il y voit un parallèle avec son père, qui traine une espèce de mélancolie : la mélancolie de l’immigré. Derrière cette phrase, se cachent la tristesse des immigré·es, l’exil, le déracinement, la fumée, les cendres. Les fondations de Parti en fumée sont posées. Othmane désire poursuivre la réflexion, creuser davantage la relation avec son père en partant de son rapport à la cigarette et à sa manière d’appréhender son cancer du poumon.

Un autre point commun, plus malheureux, rassemble les interprètes de Moutoufs : lors du processus de création, le cancer du père d’Othmane est détecté. Peu après, on en diagnostique un aussi au père de Myriem qui malheureusement part en une année, puis à la mère de Jasmina et Monia qui les quitte aussi au bout d’un an. Son père, à qui on a pourtant décelé un cancer au stade terminal, est toujours là. Cette manière de s’accrocher à la vie, en dépit de tout, interroge Othmane. « Qu’est-ce qui le retient ici, en fait ? Surtout qu’il n’en profite même pas et reste assis dans son fauteuil à regarder la télévision. » Parce que tout ça n’a aucun sens, Othmane Moumen transforme ce parcours en matière théâtrale.

La composition corporelle est sa premiÈre porte d’entrÉe du personnage. (…) Ce travail du corps lui apporte au fur et À mesure des annÉes une assise, une prÉsence et un contrôle.

Des rôles mythiques, corporels et des challenges à tour de bras

Othmane est présent sur de nombreuses scènes francophones : au Parc, mais aussi au Public, aux Martyrs, au Varia, au Vilar, au Théâtre de Liège… Passepartout (dans Le tour du monde en 80 jours), Chaplin, Scapin, Fantômas, Arlequin, Sancho Panza, Arsène Lupin… Othmane Moumen interprète à plusieurs reprises des personnages mythiques. Ces compositions viennent souvent de propositions de sa part. Le fils de Don Quichotte par exemple, créé au Public en janvier 2023, est né d’une de ses envies : il voulait travailler avec Philippe Résimont et le voir jouer Don Quichotte. « Puis, il y a les rôles que l’on ne peut pas refuser, tellement ils font rêver. C’est le cas de Zorro (qui sera créé au Parc, en 23-24). Pour mes gamins, je ne pouvais pas le refuser. »

Interpréter ces rôles demande une grosse préparation physique. Le corps est au centre de son travail, que ce soit en tant qu’interprète ou créateur du spectacle. Othmane s’est souvent inspiré d’animaux pour interpréter un rôle (le héron dans Yvonne, princesse de Bourgogne, le chat dans Scapin, le singe dans Arlequin). La composition corporelle est sa première porte d’entrée du personnage. Rien n’est acquis. Parfois cela vient vite, parfois cela prend du temps. Le langage physique permet de capter le regard des spectateur·rices. Ce travail du corps lui apporte au fur et à mesure des années une assise, une présence et un contrôle. Jouer Chaplin lui demande trois années de préparation. Après s’être battu pour obtenir les droits, il travaille comme un fou pour être au top niveau. « Je m’étais mis une grosse pression sur ce projet. » Notre artiste caméléon apprend à faire du patin à roulettes, à marcher sur un fil, à jongler avec une canne et un chapeau… La contrainte ne lui fait pas peur. Bien au contraire, elle le stimule.

Pour Chaplin, il développe le travail du mime qu’il avait déjà eu l’opportunité d’expérimenter, en 2007, dans le spectacle sans paroles L’Étrange Mister Knight de Michel Carcan et Bruce Ellison – spectacle qui rend hommage au cinéma muet. Michel Carcan, qui a étudié le mime avec le Marcel Marceau et Etienne Decroux, lui transmet ce savoir-faire. En 2012, ils créent ensemble le spectacle Doffice qui voyage un peu partout en Europe et va jusqu’en Amérique du Sud.

Othmane Moumen en Chaplin
© Othmane Moumen

Êtres manipulés

Dans Parti en fumée, Othmane Moumen expérimente le théâtre de marionnettes, aussi bien dans la fabrication de celles-ci que dans la manipulation. Il se frotte pour la première fois à cet art avec Jean-Michel D’Hoop dans La Tempête (en 2010) et l’apprend, lors des répétitions, avec Neville Tranter, un grand Monsieur de la marionnette. Toutefois, dans le spectacle, c’est le seul qui ne manipule pas de marionnettes. Il aurait bien aimé, mais son personnage – Ariel – est plutôt amené à faire des cascades et autres pirouettes.

En 2021, un stage avec Natacha Belova – scénographe, metteuse en scène et marionnettiste – l’amène à construire son propre pantin. Il triture, malaxe, modèle la matière et décide de la sculpter à l’image de son père. « Puis, je me suis dit que ce serait génial si cette marionnette pouvait fumer, expirer cette fumée qui lui encrasse les poumons depuis tant d’années. De là, j’ai élaboré mon spectacle autour de la maladie, le cancer des poumons de mon père. » Désireux d’en apprendre encore, d’aller toujours plus loin, Othmane veut toucher à la virtuosité des marionnettistes. Il veut s’effacer derrière sa marionnette, la frêle silhouette de son père à qui il insuffle son énergie vitale, pour pouvoir réapparaitre, si besoin, dans un jeu de va-et-vient entre la marionnette et lui. Pour l’accompagner dans ce projet, il s’entoure d’Isabelle Darras, bien rompue à l’exercice. Une première forme courte de Parti en fumée est créée au Théâtre Les Tanneurs en novembre 2022.

Parler du père

Othmane passe des heures en tête-à-tête avec son père pour l’enregistrer et le questionner. Parti en fumée est un dialogue entre un père et son fils. Le cancer du poumon de celui-ci n’est qu’une excuse pour parler du père, de sa relation à la Belgique, au Maroc, au déracinement, à ses enfants… Othmane tord la réalité à certains moments. Après tout, n’est-ce pas lui le manipulateur qui tire les fils ? Il fait dire à son papa des choses qu’il fantasme de sa vie. Est-ce une manière thérapeutique de « tuer le père » ? Othmane en rit : « Moi, j’ai déjà tué le père, mais il ne veut pas mourir. »

Lorsque le père d’Othmane découvre la forme courte en novembre 2022, il est gêné d’être cet homme qui continue à fumer coûte que coûte, il s’en excuse presque. Mais il est aussi fier de voir son fils raconter son histoire. « Il m’a tout de même fait un petit reproche : “Qu’est-ce que tu penses de ton père ? Tu n’as pas répondu à cette question.” Je lui ai répondu que si je faisais un spectacle sur lui, c’était pour dire quoi selon lui ? Je garde ma réponse pour mars 2024. »