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Portrait en noir et blanc de Gabriel Sparti. Il est de profil, sourit et porte un pull.Portrait en noir et blanc de Gabriel Sparti. Il est de profil, sourit et porte un pull.

Gabriel Sparti et la richesse de la recherche constante

Avec son regard discret et pénétrant à la fois, Gabriel Sparti impose un certain mystère. De nature réservée, le jeune auteur et metteur en scène fait partie de ces artistes qui préfèrent l’ombre des coulisses à la lumière du plateau. Nous tenons toutefois à saluer son travail. Lui qui affirme « n’en être encore qu’aux balbutiements d’une pratique » – "Menace chorale", qui sera créé en janvier 2026, est son deuxième spectacle –, s’impose avec une patte théâtrale singulière et des mises en scène extrêmement intelligentes et déroutantes, où la beauté de la dramaturgie s’étire à souhait, où des paysages mentaux prennent forme.

Gabriel Sparti nait en Suisse, en 1994, où il passe son enfance et sa jeunesse. Une partie de sa famille est originaire de Sicile – son père est arrivé en Suisse lorsqu’il était enfant. Le théâtre arrive un peu par hasard dans sa vie. Il fait ses premières armes dans une petite compagnie suisse de la campagne vaudoise avec laquelle il crée quatre spectacles. Pendant deux ans, la petite troupe tourne de caveaux en salles communales. Désireux de poursuivre l’expérience théâtrale et éprouvant le besoin de quitter son pays natal, il s’installe, un peu par hasard, en Belgique, à Liège, en 2014 pour suivre des études d’acteur. Il sort diplômé du Conservatoire de Liège (l’ESACT) en 2019. Sa rencontre, durant son cursus, avec certain·es auteur·rices, professeur ·ses et camarades d’école confirme son envie de poursuivre dans cette voie.

Vers une conscience artistique et politique

Pendant ses études, Gabriel découvre l’œuvre de Heiner Müller, notamment auprès de la professeure Isabelle Gyselinx. D’autres enseignant·es marquent son parcours. C’est le cas de Françoise Bloch avec laquelle il découvre l’écriture de plateau. Ou encore Olivier Neveux, professeur d’histoire et d’esthétique du théâtre, qui le pousse à se poser des questions formelles et politiques et l’emmène à des endroits de pensée qu’il avait plutôt évités quand il habitait en Suisse, pays dont la structure et les paysages favorisent une approche apolitique et distanciée du monde.

Cette tentative de conscientiser le monde dans lequel il s’inscrit s’accompagne d’une volonté de recherche constante. Rien n’est jamais acquis ni acté, tout se construit et se contredit tout le temps. Plus on apprend des choses sur une situation, plus s’ouvre une multitude de possibles à architecturer.

Les 4 acteurs de Heimweh sont assis les uns à côté des autres, sur un banc. Ils croisent les mains sur leurs genoux et regardent au loin.
© Juliette Viole

Le mal du pays

Une carte blanche à l’ESACT amène Gabriel, au sortir des études, à sa première création : Heimweh / Mal du pays. N’en croyez pas le titre, il n’éprouve aucun mal du pays et est plutôt soulagé d’avoir quitté la Suisse où il se sentait à l’étroit. Son histoire personnelle n’est toutefois pas le sujet de la pièce.

Partant d’une petite plaisanterie, le metteur en scène essaie de mettre en lumière dans Heimweh ce qu’il est dangereux de devenir quand on s’acclimate complètement au paysage suisse. Qu’est-ce que ce cadre crée comme manières d’être au monde ? Plusieurs tentatives de réponses : un immobilisme, du déni, du bien-être mâtiné de névrose… Il présente une première étape de travail lors d’un « Qui vive ! » au théâtre des 13 vents – CDN de Montpellier en 2022, avant la création en mai 2023, aux Halles de Schaerbeek.

Heimweh se rapproche d’un pamphlet théâtral adressé au conformisme social et moral s’inspirant de Fritz Zorn et Thomas Bernhard. Pourtant on ne décèle pas de haine univoque chez lui, au contraire de Bernhard. Il s’agit plutôt d’une colère, d’un rejet doublé de mélancolie, d’une forme de conscience malheureuse liée à une illusion perdue : le monde n’est pas tel qu’on a voulu nous faire croire qu’il est. Dans toute son ambivalence, Gabriel a rejeté ce cadre et cette politique suisse, mais le tout est englobé dans un certain regret d’avoir quitté ce pays. Il y a toujours une séduction de ce que l’on veut rejeter.

Il en résulte que Heimweh est une critique grinçante et souvent drolatique d’un petit pays neutre, la Suisse, qui devient le matériau principal du spectacle. Après avoir marqué de nombreux esprits, notamment en France et en Suisse, cette première création continue de tourner et est passée par le Théâtre de la Bastille à Paris, en janvier 2025.

Le retour des nationalismes

Gabriel Sparti se lance à présent dans sa deuxième création, celle qui est peut-être la plus difficile à entreprendre. En effet, on ne veut pas faire un copier/coller du projet précédent, mais il faut malgré tout réussir à garder ce qui est intéressant à creuser. Le jeune metteur en scène sait que quoiqu’il arrive, il doit avant tout faire confiance à l’art des acteurs et actrices qui l’entourent.

L’entame de son travail autour de la critique du nationalisme se développe pendant ses études. Il s’intéresse entre autre à la xénophobie ordinaire dont son père – immigré italien – a été victime en Suisse. Il remonte ensuite à ses grands-parents italiens. D’un côté, un grand-père communiste et créateur de l’antenne du parti communiste italien au Tessin. De l’autre côté, un grand-oncle membre du parti fasciste de Mussolini. Mais à nouveau, il ne désire pas utiliser sa vie comme matériau.

Le paysage – notion importante chez lui – s’assombrit en Europe et partout dans le monde. Les politiques d’extrême droite séduisent un très grand nombre de populations. Pour son deuxième projet, Menace chorale, il s’empare de la manipulation idéologique en marche. Comment endort-on une masse qui, par sa vulnérabilité, voire son déni, peut devenir une arme de guerre ? Une humanité est-elle possible avec les figures théâtrales qui composent Menace chorale ?

Une chorale chant en chœur. On voit une cheffer d'orchestre qui les mène de dos.
© Gabriel Sparti

Écriture et dramaturgie

En terme de mise en scène, Gabriel ne vient pas avec de grandes lois ou une méthode confirmée. Il se décrit lui-même comme étant en pleine recherche. Pour créer Heimweh et Menace chorale, il a accumulé une grande quantité de matériaux. Ce grand paysage dramaturgique est composé de textes dramatiques ou poétiques, théories politiques, didascalies, canevas d’improvisations, chants, images… Ces morceaux sont travaillés et traduits en amont de la première résidence. Ils sont ensuite livrés aux forces vives de l’équipe et alimentent le travail d’improvisation. La création voit le jour après des allers-retours entre les répétitions au plateau (avec l’équipe complète) et le travail d’écriture (avec une équipe réduite), les deux pôles se nourrissant au fil du travail.

Au début de ces deux création, peu de choses sont écrites : il y a seulement quelques didascalies, canevas d’improvisations, intentions, descriptions de lieux, courtes nouvelles, propositions de montages dont s’empare l’équipe artistique, et de tout cela émerge peu à peu un début de langage. Il retravaille par la suite ces séquences avec le dramaturge Yann-Guewen Basset, pour les préciser, les complexifier avant que l’équipe au complet ne leur redonne corps et mots lors des répétitions, dans le flottement du temps long, avec une densité accrue, tant au niveau de la dramaturgie que du jeu. Ce sont les acteurs et actrices qui développent la pensée et la travaillent comme un matériau. Cette pensée est composite : textes, meubles, tableaux, gestes, manières de bouger… rien n’est jamais pris à la légère.

À noter que l’improvisation, utilisée en répétitions, est aussi un mode d’écriture en représentation. C’est le cas dans Heimweh où chaque soir les acteur·ices improvisent leur partition, en constante recherche de rejoindre la dramaturgie souhaitée. Ainsi la recherche se fait d’un type de jeu qui permet de trouver, chaque soir, une nouvelle variation d’écriture, de nouvelles nuances. Cela donne une certaine liberté au jeu, les acteurs et actrices naviguent alors constamment sur une ligne de crête. Ils et elles doivent être à l’écoute les un·es des autres pour trouver une forme de ligne qui s’emboite dans la ligne du chœur. Tout le monde est densément responsable de la dramaturgie.

Inspirations

Nombre d’auteurs, d’autrices, d’œuvres (littératures, essais, poésies…) alimentent la pensée des deux spectacles. Heimweh puise son inspiration auprès d’auteurs comme Robert Walser, Fiodor Dostoïevski, Thomas Bernhard et Annie Le Brun, de philosophes comme Anne Dufourmantelle ou d’œuvres comme Mars de Fritz Zorn. Menace chorale rassemble également toute une série de références : Elfriede Jelinek, Joseph Roth, Elias Canetti, Sigmund Freud et toujours Robert Walser.

Au-delà des œuvres et des auteur·rices qui inspirent la dramaturgie, certaines figures peuvent également provenir de personnalités de la société. La cheffe d’orchestre de Menace chorale est inspirée par Beatrice Venezi, une jeune cheffe d’orchestre italienne devenue conseillère musicale de Giorgia Meloni et véritable emblème de cette génération de « nouvelles femmes de droite ».

Le pouvoir de la musique

La musique est très présente dans Heimweh / Mal du pays et Menace chorale. Elle raconte avant tout le bagage culturel commun, que ce soit des hymnes, mais aussi des chansonnettes qui rassemblent. Quelles sont les musiques qui rassemblent aujourd’hui ? Et quelles sont celles qui peuvent être détournées ? Le chant n’est jamais pris pour sa première utilité : il est détourné, que ce soit par sa répétition ou sa manière de le chanter. L’enjeu n’est pas du tout de juste entendre de la musique ou de décorer, mais de voir qu’est-ce que cette musique peut venir renforcer ou contredire dramaturgiquement.

Dans Menace chorale, le chant se développe évidemment de manière imposante : une chorale répète des chants, d’abord inoffensifs, puis de plus en plus malaisants. Dans Heimweh aussi, il y a des chants folkloriques. La musique installe indéniablement une ambiance. Elle prend le pouvoir et peut raconter un état du monde, d’une figure, d’un pays, des manières d’être.

Le décor, quant à lui, n’amène pas d’éclairage particulier à l’action. Il se veut avant tout jouant. Dans Heimweh, à partir de quelques bouts de carton et des lumières, il permettait de créer une image, un paysage, de donner une forme d’illusion. On retrouve ce même principe dans Menace chorale : la lumière permet d’influencer la valeur d’un objet, d’un meuble…

3 des acteurs de Heimweh (qui jouent des Suisses) sont installés sur des chaises éloignées les uns des autres. Ils sourient tous bêtement.
© Juliette Viole

Et au centre : le public

Même si le public reste « cantonné » à son rôle de public – ce ne sont pas des performances participatives –, Gabriel l’invite à la réflexion de manière diffuse et extrêmement intelligente. Les pièces du puzzle s’accumulent peu à peu et révèlent l’objet artistique qui est en marche, la nuance est toujours cherchée. Le metteur en scène aime travailler de concert avec les spectateur·rices. Différentes formes de rire coexistent : du rire cruel et du rire tendu, du rire gêné et du rire jaune. L’humour, à travers toutes ses valeurs, parcourt sa théâtralité.

Il ne souhaite pas travailler avec l’idée présupposée que le public serait capable ou non de recevoir certaines choses. La notion de théâtre populaire est complexe et il y a un grand mépris justement à se définir comme sachant à la place du public. Il désire plutôt travailler sur des espaces de pensée complexes pour tenter de le rejoindre. Il tente de suivre cette citation du duo de réalisateur·rices Jean-Marie Straub et Danièle Huillet « La seule chose que nous faisons, c’est d’essayer de nous hisser à la hauteur de l’intelligence des spectateurs ».

À l’horizon

Menace chorale n’est pas encore créé que Gabriel pense déjà au spectacle suivant qui gravitera autour de l’œuvre de Georg Büchner et plus précisément des œuvres Lenz, Woyzeck et Léonce et Lena. Pour ce laboratoire, l’intention est que deux équipes travaillent chacune ces matériaux. L’une sera formée de comédien·nes professionnel·les, l’autre d’amateur·rices. Il a entamé cette recherche il y a plusieurs années déjà et a présenté une première étape de travail au festival d’Uzèste en 2023.

Un projet avec Agnès Limbos, la papesse du théâtre d’objet, devrait également voir le jour. Comment confronter et mettre en lien cet univers affirmé avec celui de quelqu’un qui est encore aux balbutiements de sa pratique.

Enfin, il intervient régulièrement à l’ESACT dans le projet Carte d’identité, un travail de seul·e-en-scène mené par Isabelle Urbain. Pour ce projet, l’étudiant·e cherche à constituer une dramaturgie dans laquelle son histoire personnelle s’entrelace avec la « Grande Histoire ».