Le trésor du monde – Geneviève Damas
« Depuis mars 2020, Mathilde Lesage [Responsable de la médiation] et moi [Geneviève Damas] menons un atelier théâtre avec les femmes du quartier des Marolles. Elles sont 7. Fatihe, Lamiae, Marie-Rose, Fatima, Inès, Olivia et Khadija*. Elles n’ont jamais fait de théâtre. Le Covid nous joue des tours. Très vite, nous ne pouvons plus nous réunir, alors nous imaginons des astuces pour maintenir le lien : un groupe WhatsApp où, tour à tour, chacune de nous poste des textes et des photos ; puis, des séances d’impros par visioconférence.
En juin, il nous est à nouveau possible de nous retrouver. Nous proposons aux participantes de partager un repas. Fatihe arrive la première avec un tiramisu. J’engage la conversation en attendant les autres. « Quand es-tu arrivée en Belgique ? » Elle répond qu’elle est venue pour son mariage, arrangé par son père. Elle ne connaissait pas son mari. Elle n’en voulait pas. Elle rêvait de rester au Maroc, d’y poursuivre ses études. Mais son père a décrété qu’il avait pris sa décision et qu’il ne fallait pas y revenir. En Belgique, il y avait de très bonnes écoles, elle aurait un bel avenir. Quand Fatihe a atterri à Bruxelles, sa belle-famille lui a annoncé qu’il n’était pas question qu’elle étudie. Son quotidien s’est alors résumé à tenir le ménage de sa belle-mère : laver, préparer les repas, faire les courses. Fatihe dit : « Comme une esclave. » Elle a travaillé plus durement que les sœurs de son mari, sans jamais recevoir un merci. Les enfants sont arrivés et elle a compris qu’il n’y aurait plus d’autre perspective. Je demande : « Et l’amour, Fatihe, ça se passe comment ? » Elle me regarde droit dans les yeux : « Qu’est-ce que tu crois, Geneviève ? Il n’y a pas d’amour. » Et je me souviens, que la première fois où elle est venue à l’atelier-théâtre, je lui avais demandé de dire au revoir à quelqu’un qu’elle n’aimait pas en simulant la tristesse, puis en éclatant de rire. Elle s’était révélée magistrale, passant de la douleur la plus sincère à une joie débordante. Je l’avais félicitée. Elle avait répondu : « Il a suffi que je pense à mon mari. Quand il retourne au bled, je fais semblant d’être triste, mais au fond, je suis soulagée ! » Elle me raconte le désespoir d’une vie sur laquelle elle n’a pas eu de prise. Les autres participantes nous rejoignent, nous cessons de parler. Puis, nous mangeons, nous rions, nous nous quittons en nous souhaitant de bonnes vacances.
Après l’été, l’atelier-théâtre reprend. Je propose de travailler sur l’idée d’un café. Je dis : « Un endroit pour les femmes où elles peuvent boire et manger. » Fatihe me regarde : « Je rêve depuis toujours d’un espace rien que pour nous. Nous avons droit à une vie sans les maris et les enfants. » Je demande si elle voudrait en être la patronne. Elle accepte. Elle décide d’appeler ce lieu : le Café l’Or, « parce que, Geneviève, nous, les femmes, nous sommes de l’Or. Nous tenons les maisons, nous portons les enfants, nous travaillons sans nous plaindre, nous donnons, nous aimons. Nous sommes le trésor du monde. Je veux un espace où les femmes sont reines, où elles peuvent dire non, où elles sont libres, où elles organisent leur temps, où elles peuvent ne penser qu’à elles. » Elle dit : « On va d’abord ouvrir ce café au théâtre, et un jour, dans la vraie vie. »
Ensemble, nous décidons d’ouvrir ce café théâtral au mois de mars 2022, à proximité de la journée de la femme, dans le foyer des Tanneurs, pour un public composé exclusivement de femmes, de tous âges, de toutes origines. Au départ, nos comédiennes en herbe viennent à l’atelier une fois par mois, puis deux, puis toutes les semaines. Elles imaginent leurs personnages : la patronne, la chef de cuisine, la chargée d’entretien, la sans-papiers en quête d’un lieu où s’abriter, l’étudiante en droit, la femme de l’Ambassadeur du Maroc, la jeune adolescente enceinte. Ensemble, avec Laura Ughetto la scénographe, elles décident de la décoration du lieu, du logo du café, de l’uniforme des employées, des plats et des boissons qu’on y servira, de la musique qu’on y écoutera. Il y a quelque chose que je vois bouillonner en elles. Fatihe me confie le jour de la générale : « C’est la première fois que je sors de chez moi pour faire quelque chose pour moi. »
Le 16 mars, c’est le grand jour. Le foyer est plein à craquer. Fatihe se tient bien droite. Sa voix est forte et claire. Elle veille à ce que toutes les spectatrices soient à l’aise dans son café. Je la vois se déplier dans l’espace, étonnée des rires, des applaudissements, des youyous qui fusent, du plaisir qu’elle donne à celles qui la regardent, de ce rêve qui devient réel. C’est bien plus qu’un café et bien plus que du théâtre. Quelque chose comme une échappée belle. »
Geneviève Damas,
auteure associée au Théâtre Les Tanneurs
* Les noms ont été modifiés