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Un danseur et une danseuse sont debout et tous les deux habillés avec un jogging et un t-shirt gris. La danseuse lève un bras et une jambe. L'autre la retient avec sa main par la tête. Ils sont dans une salle au parquet en bois et aux murs peints en vert.Les danseurs, tous habillés de gris, sont couchés ou en position assises sur le sol. Leurs corps s'imbriquent les uns aux autres. Ils sont dans une salle au parquet en bois et aux murs peints en vert.

Répéter, changer, répéter

Un regard porté par Amber Maes sur le processus de création de ZOO et Platform K. 31 octobre 2025.

C’est la fin du mois d’octobre quand Thomas Hauert ouvre les portes de la salle de répétition pour une présentation d’une œuvre en chantier : dans quelques mois aura lieu la première du spectacle qu’il crée avec trois danseur·euses de sa propre compagnie, ZOO, et trois danseur·euses de la compagnie Platform K. Sarah, Samantha, Mat et Thomas rencontrent Anthony, Oskar et Anna. Je rencontre six danseur·euses incroyables et un danseur-chorégraphe qui a peut-être trouvé la meilleure méthode pour réaliser des miracles.

« It’s time to… OFF BALANCE »

« Ce que vous allez voir est de l’improvisation », me dit Thomas Hauert. En effet, peu d’éléments sont déterminés, même si les six danseur·euses et lui-même s’appuient sur des indications sous-jacentes. La panique me noue la gorge. Je suis ici pour essayer d’écrire un texte sur un spectacle qui n’est pas encore achevé. Un spectacle de danse. Un spectacle de danse qui privilégie la liberté et l’improvisation plutôt qu’une chorégraphie rigide, et qui ne suit aucun narratif sous-jacent. Les indications « off balance », « unisono », « one line », etc., constituent le cadre principal. Des noms cryptiques au premier abord, que les danseur·euses se communiquent pendant qu’iels se déplacent sur le plateau. « It’s time to one line », crie ou murmure quelqu’un.

Où « It’s time to backpack ». Parfois, cela ressemble à une instruction, d’autres fois à une question. Certaines fois, on n’entend rien et quelqu’un déclenche quelque chose simplement par un mouvement. Je n’ai alors aucune indication sur ce que je viens de voir débuter.

Tandis que je regarde, je prends conscience de la très grande proportion d’un spectacle que je traduis souvent d’emblée en mots. Ici, aucun langage verbal ne s’impose. La panique me noue à nouveau la gorge. Certes, je pourrai poser des questions tout à l’heure, mais si les danseur·euses avaient été des personnes dont le langage parlé est central, iels n’auraient sans doute pas opté pour la danse. C’est un peu étrange d’être ici, parce que le langage verbal, ma porte habituelle vers le monde, y est bloqué. Je me sens un peu étrangère, un peu déstabilisée, parmi des gens qui parlent à une fréquence différente de la mienne. Je suppose que j’ai quelque chose à apprendre ici. Je voudrais écrire sur ce processus de création et je pense que la manière la plus honnête de le faire serait de m’imposer un cadre similaire, d’essayer d’écrire d’une façon qui serait en adéquation avec celle dont ces six personnes dansent. Me sentir déstabilisée et tenter d’en faire germer quelque chose de nouveau.

Côté gauche, deux danseurs sont assis, imbriqués l'un à l'autre. De l'autre côté, trois danseurs sont en position debout. Ils se tiennent la main et font quelques pas de danse. Ils sont dans une salle au parquet en bois et aux murs peints en vert. Tous sont habillés en gris.
© Bart Grietens

« It’s time to… UNISONO »

Anna raconte à quel point elle était soulagée ce matin, en voyant les indications couchées sur le papier. Dans l’exercice « unisono », par exemple, trois silhouettes en bâtonnets bougent leurs bras et leurs jambes de manière identique. Elle avait du mal à évaluer ce qu’on attendait d’elle, ce qu’elle pouvait ou ne pouvait pas faire, quels mouvements avaient ou n’avaient pas leur place dans l’improvisation. (Je reconnais la sensation : dans un cadre donné, je peux parfois me sentir plus libre qu’en l’absence de cadre.)

En tant que danseuse de formation, certaines façons de se mouvoir sont profondément ancrées dans mon corps. En tant qu’autrice de formation, une certaine façon d’écrire est ancrée dans mon système. Ce qui me fait parfois oublier que tant d’autres façons, tant de différentes façons, sont aussi possibles. Il est bon de lâcher prise sur ce qu’on a tenté d’apprendre des années durant. On pourrait parler de danse naïve, de danse qui désapprend, d’écriture qui désapprend, qui se souvient et redécouvre ce qu’elle faisait autrefois – dans une enfance inscrite, mémorisée dans nos os.

Dans Performing Remains, Rebecca Schneider l’exprime comme suit : « Toute pratique corporelle est, comme le langage lui-même, toujours déjà composée de répétitions. » Que nous soyons des danseur·euses professionnel·les ou des auteur·rices maladroit·es qui tentent de concocter un texte, la manière dont nous réalisons des choses est souvent profondément enracinée dans nos habitudes, dans nos doigts, dans nos jambes, dans les courbures de nos dos.

Et pourtant, toujours selon Schneider, la répétition est paradoxalement à la fois ce qui assure la similitude et la différence. Ce n’est que lorsque six danseur·euses exécutent le même mouvement qu’on voit toutes les façons dont ce mouvement peut être exécuté.

Dès la création de leur compagnie, à la fin des années 1990, les danseur·euses de ZOO se sont servi·es de ces outils techniques comme d’une méthode de désapprentissage. Au cours de leurs trente années d’activité, l’éventail d’outils n’a cessé de s’accroître, de même que les méthodes permettant de laisser le corps se mouvoir librement. Pour les danseur·euses de Platform K, c’est plus confus, car leur formation, à l’instar de quasi toutes les autres, part de l’idée de fixer quelque chose, de créer une chorégraphie qui peut être perfectionnée et répétée. Ce ne sera pas le cas en l’occurrence. (Ma formation n’est pas axée sur la perfection et la répétition, mais sur la quête d’un récit. Il faut que je révèle quelque chose – une idée, une opinion – et que je la cristallise dans le langage, que je circonscrive ce que j’ai révélé. C’est difficile de lâcher prise. Mais je veux essayer, je veux tenter de suivre les règles du jeu de ces danseur·euses.)

Un danseur et une danseuse sont debout et tous les deux habillés avec un jogging et un t-shirt gris. La danseuse lève un bras et une jambe. L'autre la retient avec sa main par la tête. Ils sont dans une salle au parquet en bois et aux murs peints en vert.
© Bart Grietens

« It’s time to… TWO POINTS »

Oskar m’explique l’exercice « two points » : un·e danseur·euse touche un point du corps d’un·e autre, cet·te autre touche à son tour un point sur le corps du danseur·euse qui l’a touché·e en premier. Et puis ces deux points se collent l’un à l’autre. Ou, au contraire, s’éloignent l’un de l’autre.

Oskar est très physique. Avant le début d’une répétition, il embrasse tout le monde, comme pour se souhaiter bonne chance.

Anna n’a aucun problème avec la proximité d’autres corps féminins. Être proche des hommes est parfois plus compliqué. Quand je lui demande son avis sur le travail avec Thomas Hauert comme chorégraphe, elle répond : « Bien ! Je veux toujours faire de nouvelles choses, toujours rechercher le champ de tension. »

Oskar dit : « Au début, c’était nouveau pour moi de travailler avec Thomas. Et après, j’ai trouvé que c’était bien. » La notion de « nouveau » est très différente venant d’Oskar ou d’Anna. Pour le premier, « nouveau » signifie « pas tout à fait son truc », pour la seconde, cela signifie « excitant, agréablement palpitant ».

C’est toutefois Anna qui semble souvent la plus hésitante lorsqu’elle danse. Son regard intense, renforcé par les éclairs bleu vif qu’elle a dessinés à côté de ses yeux comme de délicates couleurs de combat, le temps qu’elle prend pour décider si elle veut participer à un certain exercice, sa silhouette élancée, tout cela contribue à son charisme.

Oskar est un générateur. Petit, trapu, c’est souvent lui qui bouge le plus, qui est le plus enthousiaste. Je vois à quel point les cinq autres se laissent parfois emporter dans son tourbillon. D’autres fois, je les vois très sciemment faire contrepoids et danser de manière plus réservée. Cela relève en partie d’un désapprentissage : nous avons tendance à nous laisser emporter par l’humeur des autres – les danseur·euses et les acteur·rices se nourrissent souvent de l’énergie de leurs collègues –, mais que se passe-t-il lorsqu’on choisit d’aller dans la direction opposée ?

Je demande à Oskar comment savoir quoi faire dans le cas de « two points », rester collé·e à l’autre ou, au contraire, prendre de la distance ? « On le sait, dit-il, on le sent. »

« It’s time to… ONE LINE »

Thomas Hauert formule ainsi sa vision de la danse : « Explorer et maximiser les possibilités créatives du corps en mouvement et en interaction – avec d’autres corps, avec des forces intérieures et extérieures, avec la musique – et transcender les habitudes qui y sont inscrites. » Il s’agit donc d’embrasser la créativité de chaque danseur·euse. Cependant, son travail ne consiste pas uniquement à improviser, et certainement pas à juste faire ce qu’on a envie de faire. Je l’observe une fois de plus en voyant les danseur·euses regarder ensemble les images de leur répétition. Dans un mélange de néerlandais, de français, de rires, de hochements de tête, de silences et d’anglais, iels partagent leurs impressions : il est beau de voir à quel point iels osent se rapprocher du public. Il est bon de voir que chacun·e ose prendre l’initiative de lancer un nouvel exercice.

Iels peuvent encore améliorer « one line » à l’avenir. Cette fois, iels l’ont exécuté à trois, les bras entrelacés, mais ce serait encore plus beau à six, en rang. Six corps très différents qui cherchent un rythme commun. Un rythme qui fait bouger ces corps devenus parfois si familiers les uns aux autres qu’ils semblent se fondre en un seul corps. Fondus en un seul corps qui ondule, ondoie, déferle, jusqu’à ce qu’il stagne, se décompose, et que les rouages se mettent à se mouvoir les uns contre les autres.

Spécialement pour moi, les danseur·euses acceptent de répéter quelque chose, bien qu’iels soient visiblement fatigué·es. Allongé·es en cercle, les têtes tournées les unes vers les autres, Oskar récite de mémoire l’un de ses poèmes. S’ensuit une chaîne de mots, en trois langues, des mots qui s’imbriquent, qui se superposent, de même que leurs bras et leurs mains qui se frôlent. Anna est déjà rentrée chez elle, mais ses collègues m’apprennent qu’elle maîtrise la langue des signes. Quatre langues, donc.

La chorégraphie représentée est comme une pyramide. Un danseur est debout. Les autres sont à ses pieds, couchés ou assis. Ils se donnent les mains. Ils sont dans une salle au parquet en bois et aux murs peints en vert. Tous sont habillés en gris.
© Bart Grietens

« It’s time to… BACKPACK »

Comment répéter un spectacle qui sera principalement improvisé ? Je pense que cela se fait en accueillant l’idée que tout le temps passé ensemble constituera in fine le spectacle, bien davantage que la chorégraphie éventuelle. Selon le dictionnaire Van Dale, répéter un spectacle signifie l’étudier, l’exercer. Mais si l’on en croit Rebecca Schneider, répéter est aussi ce qui rend possible la différence. Le propre du spectacle vivant est – pour le moment encore – qu’aucune représentation n’est l’exacte réitération de la précédente ou de la suivante. Ne serait-ce que parce que chaque soir, le public dans la salle est différent. Plus j’y réfléchis, plus je me rends compte que les spectacles de Hauert ne sont pas si différents de ce que je connais : tout ce que nous faisons est de l’improvisation, et entre ces improvisations, nous vivons : répéter, changer, répéter, changer, répéter, changer.

Bon nombre d’exercices que font les danseur·euses consistent en une interaction : soutenir et être soutenu·e. « Backpack », par exemple, est un exercice où, soit on s’appuie contre le corps d’un·e autre, soit on est le corps contre lequel un·e autre s’appuie. Je demande à Oskar ce qu’iel préfère faire. « Soutenir », répond-il d’abord. Et peu après : « Les deux. J’aime bien faire les deux. »

Anthony pose son bras sur celui de Sarah, guide son bras vers le haut, vers l’arrière. C’est un mouvement intime, qui ne peut naître qu’après avoir passé suffisamment de temps ensemble. Thomas exerce une contre-pression lorsque Anthony veut étirer ses longues jambes musclées contre son ventre. La façon dont les danseur·euses se touchent sur scène et hors de scène me fait penser à moi, quand il m’arrive à nouveau d’avoir l’impression de m’envoler du monde et que je demande à mon partenaire d’appuyer de tout son poids sur mon corps ; la sensation que la pression de son corps sur le mien le maintient sur terre. Se tenir sans se retenir. Se maintenir. Se maintenir dans le soin, dans l’attention, dans la réciprocité.

La manière dont les danseur·euses se (re)tiennent se manifeste, selon moi, sur un autre plan aussi. Leur processus de création émerge en effet surtout de l’expérience, du temps passé ensemble. Et ce temps comprend en outre tou·tes les autres danseur·euses avec lesquel·les chacun·e a passé beaucoup de temps précédemment. Chacun·e porte en soi tellement d’autres personnes. Quand on touche un autre corps, on touche en fait une multitude de corps, tant d’existences à la fois, que le plateau, voire toute la salle, se remplit de celles et ceux que toutes ces personnes ont touché·es. C’est le tour de magie qui permet à toute l’humanité de tenir dans une salle. Le processus de création de ce spectacle porte essentiellement sur le temps passé ensemble et sur la façon dont cela réduit lentement la distance entre les corps.

« It’s time to backpack. » En ce qui me concerne, cela ressemblerait à une très longue phrase dans laquelle je tenterais d’exprimer à quel point il est « nouveau » pour moi – tant au sens où l’entend Oskar que celui où l’entend Anna – de lâcher prise, dans le cadre d’exercices, il est vrai.

« Nouveau » de modeler mes phrases sur les mouvements des danseur·euses et de baser mes théories sur leur méthode d’exploration du désapprentissage, de répétition et de différence. « Nouveau » d’attacher autant d’importance au processus de création, car ce processus est l’espace où le soin et le temps deviennent synonymes. En fait, ce serait une phrase touchée par sept danseur·euses incroyables qui, ensemble, réalisent des miracles ; sept nouvelles vies qui resteront collées à la mienne, et auxquelles je suis infiniment reconnaissante.

Amber Maes a étudié la philosophie et les sciences du théâtre, du cinéma et de la littérature. Iel publie des textes sur les arts du spectacle vivant dans la revue Etcetera, outre ses activités dans le secteur littéraire.

Référence : Rebecca Schneider, Performing Remains. Routledge, 2011.

Traduction : Isabelle Grynberg

Photo de groupe des 6 danseurs. Ils sont tous habillés en gris. Trois sont debout, 4 sont assis. Ils posent pour la photo et regardent l'objectif. Ils sont dans une salle au parquet en bois et aux murs peints en vert.
© Bart Grietens